Eduquer n’est pas élever partie 1

Article publié dans le numéro 2 du magazine Lavida

Eduquer n’est pas élever (partie 1)

Quelles différences faite vous entre ces deux notions?

Maria MontessoriC’est un très vaste sujet qui se cache derrière ces mots. Il touche des questions brûlantes d’actualité vu les grandes mutations que vivent nos sociétés – pour ne pas dire nos civilisations- en l’espace de deux ou trois générations: changement culturel majeur de la structure familiale à la fin des années 60, avènement de l’ère informatique, des technologies, des réseaux, mondialisation économique, interculturalité…
Une chose est sûre ici : l’on ne peut plus concevoir les fonctions parentales et éducatrices (au sens large du terme) comme par le passé. Celles d’aujourd’hui ne sont pas satisfaisantes au vu des difficultés croissantes rencontrées par les jeunes, leurs parents et les professeurs. Celles de demain n’existent pas encore et sont à inventer…Les plus jeunes se doivent être guidés dans la perspective d’un avenir épanouissant dont beaucoup se demandent avec inquiétude de quoi il pourra être fait.
Mais, comment procéder et sur quoi les fonder? Quelle éducation peut-on donner aux enfants et aux adolescents pour les aider à faire face au monde d’aujourd’hui et de demain avec les enjeux individuels et collectifs qu’il propose ? Quel savoir, quel savoir-faire et quel savoir-être doit-on avoir ou développer dans ce but ? “Ne suis-je pas, en pensant “l’éduquer” pour lui permettre de vivre dans son époque”, en train “d’élever” mon enfant pour un système “consommant de l’humain”? C’est bien là la question que peuvent se poser chaque parent et chaque “éducateur”…

En d’autres termes: “Sur quoi fonder une éducation intégrant les lois fondamentales inhérentes au développement physique et psychologique sain d’un enfant, alors même que le contexte culturel ne s’y prête pas toujours et qui, bien souvent, pour une large part, ne les respecte pas?
De plus en plus, parents et professeurs pris eux aussi dans le tourbillon de cette époque dans laquelle ils cherchent à situer justement leurs rôles, se posent ces questions. C’est aussi le cas d’autres professionnels; policiers, juges, médecins, éducateurs, assistants sociaux qui, eux aussi, se sentent concernés. Problème que, par contre, d’autres ne se posent pas du tout…

Pour éclairer un peu les contrastes et les complémentarités que l’on peut faire entre “élever” et “éduquer” dans le cadre succinct de cet article, je me propose de les contextualiser par quelques réflexions de fond sur le développement du vivant.
Ά la différence d’une plante, la terre, l’air, l’eau et le soleil ne suffisent pas au développement d’un être muni de la capacité de conscience que permet un système neuronal. Il lui faut de l’information pour pouvoir structurer, câbler, rendre opérationnel le fonctionnement du système nerveux dans son ensemble et, par là-même, le rapport au monde de son être tout entier.
Si l’on considère le monde animal, l’on constate que, à mesure que l’on monte dans l’échelle de l’évolution des vers les plus anciens aux mammifères supérieurs et aux hominidés, la dépendance à l’information venue de l’extérieur augmente et se complexifie pour permettre la survie, le grandir et la reproduction. De plus, le déterminisme génétique est très important chez les espèces primitives : leur code génétique leur assure la quasi-totalité des informations nécessaires pour construire leur corps, leur système nerveux primitif, et assurer ainsi leur maintien en vie et leur multiplication. Pour peu qu’il y ait les nutriments et les conditions environnementales de base nécessaires à leur survie, leur dépendance à l’environnement est très faible. En contre partie de ce fort déterminisme génétique, leur capacité d’apprentissage et de mémoire sont très limitées.
Plus proches de nous dans l’échelle de l’évolution les mammifères supérieurs voient leur code génétique permettre aussi, la construction des bases fondamentales du système nerveux. Cependant, à la différence des animaux primitifs cités précédemment, l’essentiel du câblage fonctionnel de leur cerveau se réalise par les multitudes de stimulations plus ou moins complexes venues de l’environnement.
Cette plasticité du cerveau avec une aptitude à se réorganiser d’autant plus grande que l’on monte dans l’échelle de l’évolution, s’accompagne de capacités de mémoire, d’apprentissage et de traitement de l’information très largement supérieures : elle atteint chez l’être humain des sommets potentiellement quasi illimités. Pour illustrer cela d’une métaphore informatique un peu grossière, l’on pourrait dire que chez les animaux les plus évolués et davantage encore chez l’homme, le code génétique permet de construire un disque dur formaté et partitionné (le cerveau et ses aires anatomiques), alors que, vu qu’ils sont codés autrement que par la génétique – qui ne fournit que le support-, les programmes permettant d’utiliser ce disque dur, doivent être ajoutés de l’extérieur.
Il est très important de mesurer l’importance de cette “programmation” venue de l’extérieur et d’en explorer les multiples niveaux : elles vont des compétences les plus basiques et proches du corps, aux compétences les plus élevées amenant l’homme aux grandes questions existentielles, à l’art, à la science, à l’amour et au sens qu’il donne à sa vie dans ses tours et détours.
Elle est d’autant plus utile pour l’abord du sujet qui nous intéresse ici. De cette compréhension découle en effet la pertinence des savoirs, des savoirs être et des savoir-faire éducatifs. En effet, cette “programmation” s’étend du plus fonctionnel (le plus en rapport avec la construction du corps) au plus spirituel (le plus en rapport avec l’esprit, la conscience): elle concerne autant, par exemple, la construction de notre système visuel en tant qu’organe sensoriel fonctionnel (il faut que de la lumière traverse l’œil pendant une période critique du développement d’un enfant pour que s’inscrive dans le cerveau le programme permettant à cet œil de voir), que ce qui a à voir avec nos fonctions cognitives supérieures, nos capacités de parole, de communication, d’émotion, de créativité… On est bien loin ici de la plante ou du ver primitif, avec leurs besoins primaires.
L’avantage acquis ici pour les animaux est d’autant plus grand que l’on s’élève dans l’échelle de l’évolution : la capacité à accéder à des niveaux d’information, de conscience et d’adaptation bien plus complexes grâce aux capacités d’apprentissage et de mémoire liées à l’évolution du système nerveux est d’autant plus élargie. Chez eux, elle s’accompagne cependant d’un inconvénient majeur : leur dépendance de plus en plus importante à des informations de plus en plus complexes, pour permettre leur construction et leur accession au stade dit adulte : dès sa naissance l’alligator est beaucoup plus autonome et fonctionnel que le chimpanzé. C’est un peu comme si, à la différence du chimpanzé qui a dès ce moment là, un large développement à faire, – dont, avant de pouvoir devenir “mature”, une grande partie se fait au travers du lien maternel et social – il était déjà un adulte en miniature. Il doit grossir en taille, mais aussi en complexité, ce qui lui permettra de développer des compétences instrumentales et sociales bien plus complexes que son collègue alligator.

Pour l’homme, concernant cette “programmation venue de l’extérieur”, avec la capacité qu’il montre à écrire des dictionnaires, de faire des mathématiques et d’avoir conscience de lui même en tant que sujet pensant et désirant, l’on passe carrément dans une autre dimension.
Déjà important entre l’alligator et le chimpanzé, l’écart entre l’homme et ce dernier devient alors abyssal. En effet, nous avons plus de 98% de gènes en commun avec notre “cousin” – ce qui est moins qu’entre l’homme et la femme!
Pourtant, à la naissance, le bébé chimpanzé à déjà les compétences instrumentales d’un bébé humain de un an. Le bébé humain est quant à lui, totalement dépendant. Cependant, mettons un chimpanzé adulte sur- entrainé à vivre parmi les humains depuis son enfance à coté d’Albert Einstein et de Jésus Christ, et demandons leur de regarder le ciel et de nous dire ce que cela leur évoque… Nous constaterons immédiatement que, malgré une proximité génétique très forte, tant au niveau de ses capacités mentales, qu’émotionnelles ou spirituelles, l’homme bascule dans une toute autre sphère de conscience. Albert Einstein n’est probablement pas aussi doué pour attraper des bananes qu’un chimpanzé pas très futé; par contre avec un crayon et du papier, il a pu trouver des équations qui ont changé fondamentalement notre vision de l’univers, de l’espace, du temps, de la matière… De même le Christ ou d’autres instructeurs spirituels ont pu nourrir et interroger la pensée et les sentiments de beaucoup d’êtres humains sur le sens de leur existence, leur rapport au sacré, aux relations humaines et à leurs interrogations métaphysiques et spirituelles, dimensions qui échappent totalement au chimpanzé.
Enfin, un dernier élément important est à mentionner, qui marque cette rupture de paradigme entre le monde animal et l’homme: grâce au langage et aux supports de mémoires divers (livres, films…), l’homme capitalise une mémoire non génétique très vaste. Il peut la transmettre, la compléter et la faire évoluer de génération en génération; ce qui permet à ses congénères d’acquérir en un temps très réduit des compétences et des savoirs que l’humanité à mis des siècles à construire. Les mathématiques et la physique en sont un bon exemple. La possibilité d’entrer en contact avec des connaissances ou le point de vue de grands penseurs au travers des livres et des mots est d’une importance considérable pour agrandir notre façon d’aborder la vie et le monde.

De ce survol du monde vivant, nous pouvons maintenant dégager cette idée que grosso modo, “élever” (faire croître, amener plus haut) a à voir plutôt avec le corps et les fondamentaux de la vie comme avec le fait d’accompagner et de favoriser les mécanismes permettant le développement d’un organisme adulte dans la plénitude de ses moyens, à savoir, assurer sa survie et se reproduire.
Vu sous cet angle, l’on peut considérer que le jardinier élève ses fleurs ou plutôt favorise le fait qu’elles s’élèvent toutes seules. En effet, concrètement, son travail consiste à faciliter leur croissance et leur survie en leur fournissant les nutriments et l’environnement adéquat, mais tout en ayant en mémoire qu’elles ont, en elles, tout le programme pour “s’élever” elles mêmes, se développer, devenir mature et se reproduire. Le jardinier est donc un facilitateur plus ou moins doué, en fonction de ses connaissances et de l’environnement dont il dispose pour planter ses fleurs. Poussé par son désir de pouvoir utiliser le corps de ses animaux, l’éleveur fait la même chose avec son bétail. En ce sens, il ne se préoccupe par vraiment de les éduquer, sinon dans le minimum nécessaire à un bon élevage. Cependant, cela commence à être différent lorsque l’on considère l’animal individuellement; par exemple, un chien d’aveugle, ou un animal domestique avec lequel on engage des liens fonctionnels et/ou affectifs. Notons que, dans ce cas là, l’on différencie l’animal. On le nomme et l’on établit un lien particulier avec lui, alors que dans l’élevage l’on globalise et l’on emploie un terme objectivant, transformant les animaux en un mot désaffectivé: le bétail.

En éduquant un animal, on le subjective et on l’individualise. L’on peut mesurer alors l’importance des compétences qu’il peut développer par rapport à sa condition sauvage; et ceci autant au niveau fonctionnel qu’affectif : il se différencie, devient plus singulier et développe une conscience supérieure plus riche et plus différenciée. Mentionnons ici une conséquence intéressante: Les animaux domestiques vivent en général 40 voire 60% plus longtemps que leurs congénères sauvages.

Mis en polarité complémentaire avec “‘élever”, “Eduquer” (conduire) a donc plutôt à voir avec le développement de la conscience, du lien à soi, à l’autre et au monde, mais sur un registre supérieur: la capacité de traiter les informations (sensorielles, émotionnelles, mentales…) du monde environnant est mobilisée ici. Elle fait naitre la potentialité à développer une créativité, une intelligence (capacité à faire des liens) pour faire face à des changements de contexte. Elle amène à explorer de nouveaux territoires et des situations relationnelles jusqu’alors peu ou non connues.

L’on peut donc constater que la notion “d’éducation” prend de plus en plus d’importance au fur et à mesure que l’on monte dans l’échelle de l’évolution.
Inutile chez la plante, de plus en plus présente et de plus en plus nécessaire et vitale, lorsque l’on est au niveau du monde animal (singe, éléphant) elle devient totalement vitale et essentielle chez l’être humain. La dépendance totale qui le caractérise a ici un rôle majeur.
Les soins d’élevage ne sont cependant pas du tout exclus…Ils doivent au contraire, être mêlés aux soins éducatifs et les sous tendre: une règle fondamentale de la psychologie humaine résume ceci en disant que les fonctions psychologiques s’étayent sur les fonctions physiologiques. Dit autrement, l’on peut rappeler que lorsqu’un enfant se nourrit de lait au sein de sa mère, il se nourrit également d’amour. Un exemple triste illustre ce lien intime chez l’homme entre les soins d’élevage et d’éducation : le syndrome de “l’hospitalisme” observé dans des orphelinats en Roumanie, il y a quelques années où des enfants mourraient malgré les soins qui leur étaient apportés. Ils ne recevaient que des soins “d’élevage”. L’affection et les stimulations humaines leur manquaient pour leur permettre de construire leur humanité. Ils étaient privés de cette conscience humaine qui tournée vers eux leur aurait permis d’exister dans le regard, dans les mots, le toucher, les sourires; pour ex-ister tout court- c’est-à-dire sortir de-.

Le corps et la conscience sont liés. “Elever” et “éduquer” le sont, de fait.
Les mettre en contraste permet surtout de comprendre “qu’éduquer” nécessite des capacités mentales et affectives supérieures : cela interpelle tout à la fois, la propre éducation du parent ou de l’éducateur et la connaissance qu’il a de lui-même. Cela permet aussi de souligner l’individualisation et l’implication émotionnelle et affective nécessaires pour faire de l’éducation un processus de vie, dont l’essentiel réside dans l’aide et l’accompagnement nécessaire à tout enfant : le développement de son identité, et d’une assise intérieure solide sont à ce prix, pour éviter une dépendance à des supports extérieurs, faute d’avoir pu acquérir un développement intérieur suffisant.

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