Eduquer n’est pas elever (partie 4)

Article publié dans le numéro 5 du magazine Lavida

Eduquer n’est pas élever (partie 4)

Bonjour Guillaume. Dans le numéro précédent, toujours dans la thématique « éduquer n’est pas élever », vous avez souhaité mettre en évidence que devenir parent est l’œuvre d’une vie et que la venue d’un enfant et son éducation était une façon de revisiter notre propre enfance, poursuivant ainsi notre évolution psychologique et affective vers plus de conscience. Vous montriez que parentaliser un enfant, quand cela est conduit en conscience (conscience de soi, de l’autre, et du système relationnel (cf article « parler n’est pas communiquer disponible sur le site)),  revient à revisiter notre histoire et nos modes de fonctionnement psycho-affectifs en continuant à intégrer la propre parentalisation de notre enfant intérieur. Vous résumiez cela en disant que devenir réellement adulte en terme psychologique revenait à faire le « procès de nos parents à charge et à décharge », la finalité étant de se libérer des projections sur autrui (nos enfants et conjoint(e)s en particulier) et sur la vie. Vous vous proposiez enfin de poursuivre sur cette thématique dans le présent numéro en discutant sur ce que peut impliquer d’être un « bon parent » dans la société d’aujourd’hui.

Bonjour Christine. Oui, en effet, comme j’ai essayé de le mettre en évidence dans nos entretiens précédents, les rôles parentaux, qu’il s’agisse de celui de la mère ou de celui du père (ou ayant fonction de),  prennent une importance encore plus considérable dans la société d’aujourd’hui qui ne cesse de muter dans une complexité toujours croissante, alors que paradoxalement, leur primauté se réduit du fait de l’introduction d’autres « éducateurs » plus ou moins profitables (école, web, médias…). Certains modes de fonctionnement qui ont traversé les décades, voire les siècles, ne sont plus valables aujourd’hui ou, au minimum, nécessitent d’être largement recontextualisés en prenant compte des évolutions de nos sociétés, de ses acteurs et des périlleux enjeux du futur. Sans être exhaustifs (le sujet est très vaste), nous pourrions citer plusieurs exemples mutuellement liés et certaines de leurs implications:

  • Doublement de l’espérance de vie en France : elle passe au 20 ème siècle, de 40 à 80 ans grosso modo, alors qu’il a fallu plusieurs siècles pour passer de 20 ans à 40 ans. Les conséquences sont multiples : développement du « mariage d’amour » au début du 20 ème siècle, diminution du statut du mariage  en tant que pilier de la famille – garante de la survie sociale, jusqu’à ce que se développent des grandes institutions collectives (pôle emploi, sécurité sociale, soins et école pour tous…) – réélaboration culturelle du « mariage pour toute la vie », multiplication des familles recomposées,  évolution du rapport entre les plus jeunes et les plus vieux, plus grande importance de la classe des retraités et des personnes âgées – avec  déplacement des pouvoirs économiques – possibilité d’avoir deux fois plus de temps de vie pour « développer son cerveau »…
  • Développement des grandes institutions publiques d’état (assurance chômage, sécurité sociale, santé pour tous, école pour tous…) et des médias d’information (radio, tv, journaux, web..). Le rôle de plus en plus important pris par ces tiers dans la vie des uns et des autres à coté de celui de la famille traditionnelle et du rôle des parents – et plus particulièrement  depuis la « révolution culturelle » de la fin des années 60 – ont permis l’émancipation physique et psychique vis-à-vis de la famille, alors que cette dernière a servi de base depuis des millénaires. Les conséquences sont multiples : autant les possibilités d’individuation et d’autonomisation en tant qu’adulte au sens psychologique se sont largement accrues, autant les dérives individualistes égoïstes et les problématiques de dépendance dans un vieillissement non pris en charge par la famille se sont accrues. Caricaturalement, les parents  âgés sont moins dépendants de leurs enfants (retraite, sécurité sociale), et les enfants moins  tributaires de leurs parents (école pour tous, bourses…), avec les avantages et les inconvénients que cela induit pour chacun. L’argent cependant, on le sait, ne remplace pas les liens humains intergénérationnels.
  • Mondialisation, interculturalité, démographie mondiale, questions écologiques, émergence de l’Europe (première entité supranationale de l’histoire à tenter de se fédérer sous un droit commun, en essayant de créer une façon de vivre ensemble et un modèle du monde commun  intégré, respectueux des différences) leur rôle. L’émergence du nouveau paradigme que constitue la société de consommation, du principe de laïcité, la place des religions et des questions liées au sens de la vie, aussi : ces mutations sociétales, amplificatrices de complexité, sont en évolution rapide. Elles engendrent des angoisses qui, d’une part accentuent les besoins d’identité, d’appartenance et d’ancrage traditionnel et, d’autre part fractalisent ces besoins : ainsi, grâce au web et aux réseaux sociaux, je peux me ressentir lié à plusieurs groupes d’appartenance, dont certains peuvent être à l’autre bout du monde.  Aujourd’hui par exemple, je peux être issu d’une famille lozérienne traditionnelle catholique tout en étant bouddhiste, sensible à l’altermondialisme, fan supporter de l’équipe de volley de Montpellier et animateur mondialement connu d’un blog sur la cuisine. De façon moins légère, pour faire écho à l’entretien que nous avions eu suite aux évènements de Charlie Hebdo, je peux être né dans un environnement culturel français classique et, ne me reconnaissant que partiellement ou plus dans ma culture d’origine qui ne fait plus sens pour moi, tout autant devenir djihadiste via le web, en y découvrant d’autres supports identificatoires.
  • Avènement de l’ère de l’information, de l’informatique, d’internet, des réseaux sociaux, révolutions technologiques sans précédents : autant ces nouvelles technologies et découvertes sont passionnantes, autant il est devenu impossible d’avoir une vision globale et d’en mesurer et maitriser les risques. Pour exemple, il est arrivé que les ordinateurs de Wall Street (qui opèrent à eux seuls plus de 60% des échanges) déclenchent d’eux même un krach boursier : il a été nécessaire un jour de les couper quelques minutes pour éviter une catastrophe financière induite seulement par des algorithmes de calcul. Heureusement qu’il y avait encore une prise de courant et quelqu’un susceptible de la débrancher pour nous éviter un Tchernobyl financier! La crise de 2008, même si, en apparence, elle est apparue moindre par rapport à celle de 1929, a été en réalité un tsunami financier sans précédent, se déplaçant via les câbles informatiques transcontinentaux. Il a été nécessaire de l’endiguer à coup de milliards pris dans les poches des contribuables (On estime la dette mondiale à plus de 50 000 milliards d’euros et la dette en France est de 40000 euros par français !). Ferrari vient pourtant de battre son record de vente annuel….En deux ans, la dette de la France a fait un bond autour de 20% ! Cela laisse augurer un avenir pour le moins inquiétant pour nos plus jeunes… et peut être pas seulement eux.
  • Déploiement considérable des connaissances scientifiques et de leurs applications: en 1900, on pensait encore que l’univers se résumait à la galaxie et que le soleil en était le centre. En 1981, l’une des premiers ordinateurs personnels, le ZX81, comportait 1k de mémoire vive et 512k de mémoire morte, ce qui parait ridicule aujourd’hui en comparaison d’un simple smartphone! Autre exemple, les mathématiques et leur évolution considérable : plus de 90 % des théorèmes mathématiques sont issus des recherches du 20 ème siècle. Pas de Hubble sans cela certes, mais pas non plus, en 2008 de crise des subprimes, à savoir ces produits boursiers fabriqués par quelques mathématiciens grassement payés, pour jouer depuis leurs ordinateurs  avec les « équilibres financiers mondiaux », et, par voie de conséquence, avec nos alimentations, l’air que nous respirons, la nature végétale et animale qui nous entoure, nos conditions de travail… au final, notre santé physique et psychique.

Nous pourrions citer de multiples autres exemples, tout autant que les conséquences aussi passionnantes qu’effrayantes de ces changements,  mais cela n’est pas l’intérêt du présent entretien. Je vous laisse mélanger tout ça et mesurer ainsi, combien nous avons bien basculé dans ce paradigme de la complexité.

Or, ce n’est pas en simplifiant ou en rationnalisant encore plus que nous franchirons cette nouvelle étape, et encore moins les générations à venir. Alors qu’en Afrique certains enfants font plus de 20km à pied pour avoir la chance de recevoir une instruction, nos enfants montrent de plus en plus de peine à se motiver pour entrer dans ce monde de sélection compétitive Darwinienne sans aucun sens (ce qui n’est pas rendre honneur au grand naturaliste qu’était Charles Darwin !). Tous les troubles cognitifs et affectifs que l’on s’efforce de diagnostiquer chez eux pour les mettre sous « croissance chimique » (186 morts par la Ritaline, substance très proche de la cocaïne aux états unis entre 1990 et 2000), leurs « automédications » à coup de substances plus ou moins licites, en sont un tragique constat et symptôme. Devraient-ils travailler 12h par jour comme les collégiens coréens aujourd’hui ? Tout cela est pure folie et contraire aux lois les plus élémentaires de la nature. Ce que j’essaie de monter surtout, c’est que nos civilisations sont en train de basculer dans un nouveau monde dont les mots clés essentiels sont : complexité, informations, phénomènes exponentiels, fractalisation, accélération. Or, ces mutations se regroupent et s’accentuent sur des périodes de temps très courtes qui touchent plusieurs générations coexistant en même temps ; et, comme je l’évoquais dans un entretien précédent, cela est unique en regard du passé de l’histoire de l’humanité.

Christine : Cela m’évoque la phrase D’Albert Einstein que vous citez souvent : « Un problème ne peut être résolu avec le mode de pensée qui l’a créé ».

Oui, c’est exactement cela, c’est une loi fondamentale de l’évolution (théorème d’incomplétude de Gödel en mathématique). Je souhaite sensibiliser vos lecteurs et en particulier les parents à cela, en montrant que nous sommes arrivés aux limites d’un système. Si l’on veut donner à nos enfants et aux enfants du monde les moyens de faire face aux immenses défis qui viennent vers eux, cela va demander individuellement et collectivement de gros efforts et, souhaitons le, beaucoup d’envie, de créativité et d’amour. Inventer ces nouvelles façons de vivre ensemble, de grandir, d’éduquer, de consommer, de partager, ne sera pas une tâche facile.  Les parents (et les éducateurs au sens large) sont les premiers concernés au travers de ce qu’ils transmettent à leurs enfants e au travers de la façon dont ils continuent eux même leur propre éducation tout au fil de la vie.

Etre un bon parent aujourd’hui, c’est avant tout prendre conscience de cette immense complexité qui, de plus en plus, touche chacun, toutes générations confondues, et ceci tant au niveau individuel que collectif.

Ce n’est pas une simple crise de grande ampleur que nous vivons, c’est une véritable crise évolutive qui met en jeu le devenir (et peut être l’avenir) de l’humanité à court terme.

Davantage que d’une nouvelle pensée, c’est d’une nouvelle conscience dont nous avons besoin. Vécue avec la conscience d’aujourd’hui, la pensée elle-même n’est plus en capacité de traiter une telle complexité.

Le monde et l’univers s’ouvrent comme jamais devant nos yeux et nos esprits, et comme dit l’adage des anciens : « Connais-toi toi-même et tu connaitras les mondes et les cieux ». Les hommes d’aujourd’hui ne connaissent plus leur humanité, ni son sens. Pour étudier le monde, nous avons dû en retirer l’esprit au sens fondamental du terme : après les excès des religions, nous avons à faire avec ceux du scientisme, la dérive religieuse froide et obscure de la science. Il est donc urgent de le réintégrer, mais ceci,  non pas dans un retour sur le passé,  mais au contraire, en se rendant compte que l’univers et la vie obéissent à des lois holistiques (holarchique pour les spécialistes) et qu’il existe une science de l’esprit tout aussi rigoureuse que la science de la nature qui permet d’y accéder. Nous devons nous hisser à la compréhension que nous ne pouvons investiguer l’un sans l’autre. Il devient fondamental que les êtres humains qui le peuvent, se tournent vers leur intériorité et, pour poursuivre dans les adages, qu’ils commencent à redécouvrir que « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». C’est entre autres, ce que j’ai essayé de mettre en évidence dans notre premier entretien où je différenciais « élever et éduquer », en montrant combien corps et conscience sont liés et combien être un parent qui éduque son enfant, demande un grand nombre de compétences intégrant celle des connaissances liées au corps autant qu’à la conscience.

J’en conviens, intégrer ces notions en tant qu’individu et en tant que parent n’est pas tâche  facile, mais comme je le dis souvent à mes patients, que l’on trouve cela difficile ou non, c’est ainsi qu’est le monde d’aujourd’hui. Cela justifie d’autant plus que, devenir parent ne se résume pas à concevoir des enfants (ce qui n’est pas la tâche la plus ardue  J ), mais s’apprend plutôt tout au fil du processus d’éducation. Freud ne s’y était pas trompé quand il disait que « Le monde n’est pas une chambre ouatée pour les enfants ». J’ajouterais… « Même les plus grands »….

Cette difficulté, j’y suis également confronté. J’y prends ma part tout au long de nos entretiens en tentant dans l’espace d’expression que vous m’offrez, de sensibiliser et de rendre accessible à vos lecteurs ces notions complexes de psychologie intégrale et évolutionnaire. Ce sont des sujets qui me tiennent particulièrement à cœur dans ma pratique de psychologue et dans les formations proposées dans l’organisme que je dirige. Beaucoup de magazines parlent fort bien de psychologie classique et il est heureux que, de plus en plus de personnes s’y intéressent. Cependant, la psychologie évolue également, et son gros manque aujourd’hui semble être son défaut de contextualisation dans l’époque en cours, et une insuffisance dans la prise en compte de l’immensité des mutations qui s’y dessinent. De plus, je sais que, étant vous-même sensibilisée à ces notions en tant que parent, et soucieuse d’apporter aux familles un magazine à la fois léger sans être superficiel, ce n’est pas cet abord classique que vous attendez de moi pour vos lecteurs et parents montpelliérains.

Christine : Wouhaou ! Et bien nos lecteurs vont avoir encore de quoi se faire chauffer les méninges ! Je reconnais bien votre volonté de faire réfléchir, plutôt que de vouloir simplement transmettre.

Beaucoup de personnes sont intelligentes, mais elles ne le savent pas. C’est en faisant elles mêmes des liens qu’elles peuvent s’en rendre compte. Nourrir et travailler son esprit est l’effort à investir pour conquérir son autorité intérieure (et extérieure) et devenir son propre parent. Comme je le disais dans l’article précédent, vieillir est une obligation, grandir est un choix ! Et j’ajouterais : « Être libre, c’est pouvoir choisir, et choisir, c’est engager notre responsabilité et assumer les conséquences de nos choix. Il n’y a pas bons ou de mauvais choix, il y a seulement des choix plus ou moins lucides, plus ou moins conscients et plus ou moins couteux. Nos enfants ne méritent-ils pas que nous fassions pour eux les choix les plus élevés auxquels notre cœur et notre tête puissent accéder ? »

Dans le numéro prochain, pour rendre plus concret ce travail de re-création de la parentalisation, je vous proposerai quelques pistes et axes principaux de travail sur soi,  pour aller dans ce sens.

 

 

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