Charlie Hebdo et la Spirale Dynamique par Jacques Ferber

 

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Comme beaucoup, comme vous certainement, j’ai été très touché par les attentats contre Charlie Hebdo. Cela a été une explosion émotionnelle, un choc intense et surtout une incompréhension. Il m’a fallu un certain temps avant de réaliser. Oui, il y avait eu un attentat en France, à Paris, pour assassiner des artistes, des intellectuels tout simplement parce que leur vision du monde venait froisser la croyance d’autres personnes. Ils avaient été tués parce qu’ils avaient «blasphémés», parce qu’ils avaient porté atteinte à Dieu, comme si Dieu avait besoin qu’on le défende, lui qui est Puissance, Sagesse et Amour! Dieu est grand, et l’assassinat c’est petit: c’est revenir aux pulsions premières de l’être lorsque la religion et la spiritualité nous poussent à grandir et à donner le meilleur de nous-mêmes. A quel moment, cette horreur a pu être possible?

Cela m’a plongé dans une grande tristesse. Ma jeunesse a été baignée par les dessins de Cabu et Wolinski (je connaissais moins les autres). Je me souviens encore de la Une qui m’a fait tellement sourire lors de la mort de De Gaulle («Bal tragique à Colombey, un mort») en référence à l’incendie terrible survenu quelques jours avant et qui avait fait plus d’une centaine de morts dans une discothèque, sans comprendre, à l’époque pourquoi cela avait choqué les «bien pensants».

A la suite de l’attentat du 7 janvier, j’ai ressenti cette grande émotion collective qui a parcouru la France bien évidemment, mais aussi la planète. On pouvait avoir l’impression que le monde était devenu Charlie. La marche du 11 janvier a été placée sous le signe de la réconciliation des peuples et de l’entente. Puis, avec la sortie du premier Charlie Hebdo après l’attentat, avec la couverture montrant le Mahomet disant «tout est pardonné», des émeutes eurent lieu dans certains pays très musulman pour manifester contre les blasphèmes du maga-zine. Tout le monde n’était finalement pas Charlie, et il semblait difficile d’y voir clair, sauf à entrer dans l’illusion habituelle que «nous avons raison et ils ont tort» quels que soit ceux qui représentent le ‘nous’ et le ‘ils’. Certains ont cru voir un affrontement entre la liberté d’expression et la barbarie ou la crédulité, d’autres ont ressorti les anciennes rengaines du choc des civilisations.

Les stades d’évolution de visions du monde

Mais tout cela ne permet pas de comprendre plus finement ce qui se passait. Pour cela nous avons besoin de prendre du recul, de dépasser (sans la banali-ser) l’atrocité des dessinateurs, des journalistes et tous ceux qui ont été pris dans cette fusillade, de ne pas voir uniquement la barbarie attaquant la liberté d’expression, mais de comprendre ce qui se joue derrière, en termes de forces psychiques et sociales, car au delà des meurtres et des événements, au delà des personnes, des nations et des religions, ce sont des forces puissantes liées à des visions du monde différentes qui s’affrontent. Et l’approche intégrale (qui comprend le modèle AQAL de Ken Wilber comme celui de Clare Graves aussi appelé Spirale Dynamique) permet de comprendre ces événements à partir de la dynamique psycho-sociale des systèmes de valeurs, au delà des enjeux personnels.

Au lieu de voir des personnes qui attaquent d’autres personnes, ces grilles de lecture nous montrent qu’il s’agit de «visions du monde» (worldviews) qui s’affrontent les unes aux autres, car nous sommes – chacun d’entre nous – les porteurs inconscients de systèmes de croyances qui façonnent notre conduite. Nos pensées, nos valeurs, nos manières de voir le monde sont collectives. Et parfois ces systèmes de croyances, mus par des ressorts subconscients, archétypaux, profondément enracinés dans notre psyché collective, sont en tension, n’attendant qu’une étincelle pour allumer la mèche de l’affrontement.

L’approche intégrale considère que nos visions du monde suivent un proces-sus développemental lié aux conditions sociales, technologiques et environne-mentales dans lesquelles nous vivons. A l’instar de l’évolution biologique, les représentations collectives et les formes de pensées évoluent elles-aussi, lorsque les conditions d’existence se modifient. Elles forment la base de ce qu’on appelle la «culture» d’un peuple, d’une nation, d’une tribu ou d’une famille: une certaine manière d’appréhender le monde et de lui donner du sens. Cela inclut les normes, les systèmes de valeurs, mais aussi les croyances religieuses, ce qu’il est bon, juste ou convenable de faire et inversement ce qui est répré-hensible, mauvais, ou simplement peu aligné comme on le dit aujourd’hui. Tous nos actes, tous nos comportements sont mus ou médiatisés par ce système de valeurs qui constituent comme des sortes de «lunettes» cognitives filtrant et éclairant le monde.

Or, à l’encontre de ce que l’on peut croire parfois, les systèmes de valeurs ne sont pas arbitraires. C’est en tout cas, ce que prétendent les théories évolution-naires qui tendent à montrer que les besoins cognitifs comme les valeurs culturelles nécessaires pour survivre dans la forêt ne sont pas les mêmes que celles qui régissent la vie des grandes cités industrielles contemporaines.
Dans la vision de Clare Graves, et d’une manière pour tous les tenants d’une vision évolutionnaire du monde (comme Jean Gebser, Jean Piaget, Lawrence Kohlberg, Teilhard de Chardin, Ken Wilber, Susanne Cook-Greuter et bien d’autres), ce processus d’évolution «psycho-socio-culturel» s’exprime le long d’un ensemble de courants ou stades de développement. Chaque stade prend pied sur le stade précédent en incorporant ses qualités, comme un étage d’une maison qui s’ajoute à l’étage précédent. Chaque stade, initié par des conditions de vie particulières, tend à résoudre les problèmes posés par le stade précé-dent, en apportant à chaque fois une vue plus large et en même temps plus différenciée du monde. Mais en même temps, ce nouveau courant apportera finalement son lot de questions et de problèmes qui ne pourront être bien gérées qu’au stade suivant.

Chaque stade constitue un niveau d’existence caractérisé par un système de valeurs, ou pour utiliser un terme plus technique: un «vmème” c’est-à-dire un «value meme», un «mème de valeur». Les mèmes, au delà de leur utilisation sur Internet, sont à la culture ce que les gènes sont à la biologie. Les mèmes sont des idées, des croyances, des valeurs, des unités d’information culturelle, qui passent de cerveau en cerveau par le bouche à oreille, les médias et internet et qui utilisent l’esprit humain comme hôte, les idées étant considérées comme des virus. Et un vMème (on parle parfois de memeplex) est un système de tels mèmes organisés en une structure complexe constituant une vision du monde, c’est-à-dire des «lunettes cognitives» avec lesquelles nous voyons – et créons – le monde.

L’ensemble de ces courants constitue cette spirale de l’évolution. Chacun est caractérisé par son nom, une couleur qui permet de mieux le mémoriser ainsi que la liste des caractéristiques qui lui sont associées. On trouvera en suivant ce lien une présentation de ces courants. Voici en outre un petit récapitulatif de ces différents stades.

La Spirale et Charlie

Pour comprendre ce qui se passe avec les attentats du 7 Janvier, il suffit de planter le décor. Apparu à la suite des mouvements de Mai 68, et donc à l’émergence d’une pensée qui se libère de tous les dogmes, Charlie Hebdo aimait se moquer, parfois férocement, de tout ce qui avait été sacré auparavant: la patrie, l’état, les grands hommes, et bien sûr l’Eglise catholique et l’ensemble des bien-pensants. C’était un retournement de pensée, une révolution dans l’expression : on pouvait (enfin!) sortir de la pensée convenue et des valeurs traditionnelles, on pouvait démonter toutes les statues de commandeur, toutes les institutions surannées et créer un monde neuf. Coluche, Pierre Desproges, Reiser, et bien d’autres dont Cabu et Wolinski justement, se moquaient de tous les préjugés, de toutes les morales. En même temps, des philosophes comme Jacques Derrida déconstruisaient rationnellement, pas à pas, tous les structures, toutes les normes. On entrait dans l’époque post-moderne sur le plan de la pensée.

Charlie Hebdo est donc le produit d’un courant Individualiste-Rationnel (Orange) laïc et anticlérical (dans le fil de Voltaire), associé à un Vert (Empathi-que-Relativiste) encore tout neuf marqué par l’espoir d’une nouvelle société, plus juste, plus harmonieuse, plus égalitaire et respectueuse de chacun. Ces années (fin des années soixante début des années soixante-dix) sont marquées par une grande mutation Bleu/Orange en ce qui concerne les mœurs: la pilule, le féminisme, les progrès du confort domestique, l’augmentation du niveau de vie des trente glorieuses ont eu raison du conservatisme Bleu.

Très vite, les nouvelles générations s’engouffrent dans cette nouvelle pensée et globalement l’opinion nationale change, les procès contre Charlie Hebdo se terminant de plus en plus par l’annulation des plaintes au motif de la «liberté d’opinion», thème fondamentalement Orange. Le courant rationnel-individualiste avait gagné contre le conservatisme Bleu, ouvrant la porte à l’émergence du courant Vert, lié à l’ouverture à l’autre, à l’empathie, au bien-être. Il faudra cependant attendre les années deux-mille pour que ce dernier s’installe réelle-ment dans la société : la progression des instituts de massage, du développe-ment personnel et du bien-être, les droits des minorités, des enfants, des animaux, des handicapés, les lois contre le racisme et la xénophobie, la montée de la pensée écologique, l’acceptation de l’homosexualité jusqu’au mariage pour tous (en novembre 2014 près de 70% des personnes sont favorables à cette loi, totalement impensable dans les années soixante) sont autant de signes de l’importance que le courant Vert (Empathique-Relativiste) a pris dans notre société. Mais cette évolution n’est vraie que pour le monde occidental.

Les couleurs de l’Islam

Dans les pays musulmans, les mentalités n’en sont pas là. Pourquoi? tout simplement parce que les pays islamiques sont encore à leurs début en ce qui concerne la transition Bleu-Orange, et pour nombre d’entre eux elle n’a pas même pas encore démarré. Beaucoup de ces pays, autrefois dominés par le colonialisme des occidentaux, ont dans un premier temps rejeté le modèle occidental, et l’Islam fut une voie pour que ces peuples retrouvent leurs racines. Mais ce faisant, le courant Bleu s’est fortement imposé dans tous ces pays, après des années vécues, notamment dans le cas de systèmes totalitaires comme en Irak ou en Lybie, sous le couvert d’un courant Rouge-Bleu, sous le joug d’un despote plus ou moins éclairé (Saddam Hussein en Irak, Khadafi en Lybie, Bourguiba et Ben Ali en Tunisie, etc.). Le problème est un peu sembla-ble en Afghanistan : pays régenté par les courants Violet-Rouge jusqu’à l’arrivée des soviétiques en 1979 qui tentent d’imposer un gouvernement «communiste» (Bleu), il passe aux mains des Talibans en 1996, c’est-à-dire à un système musulman intégriste Rouge-Bleu. Et les américains, en tentant par la force d’éradiquer les Talibans n’ont pas réussi, avec leurs manières Orange (argent, efficacité, mode de pensée fonctionnel à base de projets et d’objectifs), de faire évoluer le pays vers une réelle démocratie, les composantes Rouge (courage, honneur et puissance individuelle) et Bleu (respect des règles et des traditions, hiérarchie des statuts) étant fortement imprimées dans la population.
Attention l’Islam n’est ni Rouge, ni Bleu ni d’aucune autre couleur! Comme toutes les religions authentiques, il peut s’exprimer sur tous les niveaux de la Spirale. Il existe un Islam Rouge (le Dieu vengeur), Bleu (le respect des règles, l’obéissance), Orange (Islam laïc avec la séparation de l’Eglise et de l’Etat), et Vert (l’ouverture vers le respect de chacun et la spiritualité au delà des règles de l’Eglise), et continuer au-delà. C’est pour cela que dans un premier temps, lors des événements du 7 Janvier, la communauté «éclairée» de l’Islam, c’est-à-dire les personnes qui ont développé les courants Orange et Vert en elles, se disaient proches du journal. Certains même affirmaient «je suis musulman, je suis Charlie», revendiquant ainsi le droit à pouvoir vivre leur foi dans la religion révélée par le Prophète tout en exprimant leur désir de vi-vre dans un monde disposant de la liberté d’expression.

Mais il faut bien comprendre que pour Bleu, la liberté d’expression n’a stricte-ment aucun sens: vous pensez bien ou mal. Vous vivez dans la vertu ou dans le péché. Pour un fidèle, vivre dans la vertu consiste à vivre comme Dieu le veut, et vivre dans le péché consiste à nier la volonté divine, et donc à nier Dieu. Le blasphème, en tant que tel, est donc une négation de la Vérité et du Dieu révélé. De ce fait, toujours pour ce courant, les caricatures contre l’expression la plus sacrée de la foi est vécue comme le plus terrible des outrages! Les caricatures de Mahomet constituent des affronts terribles pour les musulmans qui le vivent au mieux comme un non-respect de leur propre croyance (Bleu-Orange) ou plus directement comme une offense envers Dieu (Bleu), c’est-à-dire comme l’expression de Satan. Sachant qu’en plus, une grande partie du monde musul-man porte en lui un sentiment d’avoir été souvent humilié par les chrétiens blancs du fait des souvenirs du colonialisme toujours un peu présent. Il est donc évident qu’une petite frange de cette population, centrée en Rouge comme le sont les djihadistes, voudra répliquer par les armes en se vengeant de cette humiliation.

L’opposition n’est pas entre l’occident et l’Islam, mais entre deux courants de pensée principaux: Orange caractérisé par sa liberté d’expression («je peux exprimer ce que je veux, et notamment caricaturer n’importe qui») et Bleu qui voit là un blasphème («Profaner le divin est un sacrilège, qui doit être châtié»).
Mais qui était derrière cette attaque contre Charlie? Sans se pencher sur les mobiles des auteurs des assassinats, je me suis demandé les intentions possi-bles en termes de stades de la Spirale. Est ce qu’il s’agissait de Bleu, de Rouge, voire d’un Orange déguisé dans ces couleurs? L’intention de Rouge est d’instiller la peur, la soumission. Il veut montrer qu’il est le plus fort et quiconque viendra blasphémer sera soumis par la terreur. Celle de Bleu est de faire arrêter les blasphèmes en n’utilisant la force qu’en recours ultime. Il ne recherche pas la destruction de l’autre, mais seulement la reconnaissance que l’autre a tort. Il utilise donc d’abord les possibilités juridiques, mais il ne se soucie pas réelle-ment des conclusions de la justice Orange. Même si les poursuites juridiques contre Charlie sont déboutées devant un tribunal, le journal est coupable devant Dieu (seul le Coran peut être invoqué dans ce cadre) et le blasphème doit être puni pour que cela cesse, point final. Bleu désire ainsi créer une prise de conscience et que les auteurs de caricatures demandent pardon et même éventuellement se convertissent. Si cela ne passe pas par la justice, il peut être amené à prendre les armes, pour «punir» les fautifs. Enfin, il n’était pas impossi-ble qu’il y ait derrière tout cela une vision «machiavélique» Orange1 et que les attentats aient été accomplis pour créer une réaction contre l’Islam. Cette réaction entrainerait de factoune contre-réaction et une radicalisation de certains musulmans, ce qui favoriserait un recrutement pour les factions intégristes en général et Daesh en particulier. Peut être y avait-il un peu de tout ça dans ces attentats.

L’égrégore contre les barbares

Dans un premier temps, la réaction générale a été celle d’une participation mystique, d’une fusion Violet dans laquelle tout le monde s’est associé à la détresse des personnes assassinées avec la phrase «Je suis Charlie». Cela a créé un puissant égrégore2 caractérisé par une grande émotion collective. Pendant quelques jours, tout le monde était Charlie, et il régnait une impression d’unité nationale, les politiciens eux-mêmes répugnant à sortir de cette fantasti-que énergie collective d’amour. Ce qui est intéressant c’est que chacun pouvait entrer dans cette unité à partir de son point de vue: les conservateurs catholi-ques (Bleu) en réaction contre l’Islam, les républicains Orange en criant leur indignation contre la liberté d’expression et défendre les valeurs de la laïcité, et enfin les Vert en exprimant leur empathie envers les journalistes et leur soutien aux familles, en défendant les faibles contre les forts, ceux qui meurent armés d’un crayon contre les barbares munis de mitraillettes.

A ce moment là, l’Islam Orange et Vert se joignent à l’émotion collective tan-dis que la composante Bleu-Orange, se souvenant des caricatures, dénonçait l’attentat tout en rejetant le ton du magazine. L’Islam Bleu se taisait…
Mais dans un deuxième temps, Charlie Hebdo se sentant légitimé dans sa vocation de défendre la liberté de la presse contre tous ceux qui veulent le bâillonner pour ses propos lance un nouveau tirage avec la première page sous la forme d’un dessin de Mahomet disant «tout est pardonné, je suis Charlie». Bien entendu, pratiquement tous les musulmans voient cela d’un mauvais oeil. Et les mouvements extrémistes (Rouge-Bleu) comme les conservateurs (Bleu) de crier au blasphème. Plusieurs marches ont lieu dans le monde islamique, et notamment à Alger, Dakar et au Niger. Voici un commentaire, bien Rouge, montrant comment la parution du dessin à la une de Charlie Hebdo a été reçue: «Avec ce qui est à la une de Charlie Hebdo aujourd’hui, toute la Oumma islamique doit être prête et savoir que ce journal et tous ceux qui le soutiennent nous ont déclaré à nous musulmans une guerre totale et impitoyable. Nous ne devons pas reculer, nous devons être soudés et vigilants car nos ennemis sont vicieux!» Rouge se sent humilié et agressé par la une de Charlie Hebdo car il ne peut pas comprendre qu’en fait, dans les propos des auteurs, il n’y a pas d’idée d’agression ni même de revanche. C’est même plutôt une manière d’aller vers l’Islam tout en gardant leur esprit critique. Ils le disent d’ailleurs «Tout est pardonné». Mais on se trouve là au centre de l’incompréhension caractéristique de deux courants différents du premier cycle de la Spirale: Vert, Orange, Bleu et Rouge ne se comprennent pas et chacun interprète les comportements de l’autre à partir de ses propres valeurs.

Charlie depuis le niveau intégratif-systémique

Le courant intégratif et systémique (Jaune), ne peut que contempler le système par lequel tout cela arrive. Jaune est caractérisé par l’intégration des différents niveaux, et c’est le premier qui «voit» la Spirale comme un système en évolution. Jaune est caractérisé par une pensée de la complexité. Chez nous, Edgar Morin est un vibrant exemple de la pensée Jaune qui pense en termes de systèmes et voit le monde comme un ensemble de dynamiques en interaction. En même temps, Jaune est assez caméléon, et il ne cherche pas à imposer sa manière de voir. Il désire simplement aider les systèmes à être plus vivants, plus adaptés, plus fluides. Il ne cherche pas à exciter la furie de Rouge qui peut partir au moindre affront, ni à heurter la sensibilité de Bleu, mais à aider l’ensemble des «parties prenantes», des citoyens du monde à vivre en meilleur intelligence.
Or aujourd’hui, tout est mondialisé. Dans les années soixante-dix, quand Charlie Hebdo se gaussait du pape, il était soutenu en France par un fort courant Orange et Vert qui le soutenait face à un Bleu outré, sachant qu’il n’y a pratiquement plus de Rouge chrétien: l’inquisition n’existe plus et le délit de blasphème a été supprimé du droit français depuis 1881 avec l’instauration de la liberté de la Presse. Ainsi, du point de vue du droit commun français, une caricature, même irrespectueuse, ne peut donc être un blasphème. Orange, qui constitue la base de la vision du monde de l’Union Européenne et de l’ONU, considère en effet que «les droits de l’Homme ne protègent pas et ne doivent pas protéger des systèmes de croyances». Mais maintenant tout événement peut avoir un retentissement global. L’effet papillon agit en permanence: comme le battement d’ailes d’un papillon peut avoir une conséquence sur notre climat, la sortie d’un magazine d’extrême gauche libertaire en France peut mettre dans la rue des milliers de personnes dans le monde et causer des morts dans plusieurs pays africains.

Qu’est ce que ferait Jaune dans un tel cas? C’est simple, il essaye d’aider systématiquement toutes les parties saines des différents courants afin d’apporter la meilleure adaptation aux conditions de vie existantes. Par exemple, il aiderait les aspects Bleu modérés à se développer, afin de lutter contre l’extrémisme radical. Il contribuerait à la construction de mosquées et tenterait de promouvoir les conditions pour qu’elles soient dirigées par des imams modérés. Tout cela non pas pour aider les musulmans à sortir d’une quelconque domination ou exploitation, comme pourrait le faire Vert ou même pour lutter contre une inégalité, mais tout simplement pour aider l’ensemble du système social à aller mieux. De même, il aiderait les pays ayant déjà une forte compo-sante éducative et ayant déjà développé un fort Orange à passer à la démocra-tie et à la laïcité, tout en sachant que la démocratie élective n’est pas la panacée et qu’il existe des formes de gestion et de gouvernements plus évoluées (démocratie participative, sociocratie, holacracy).

Et cela sans aucun angélisme, sans penser que les musulmans seraient meilleurs ou plus mauvais que d’autres personnes. En reconnaissant simple-ment qu’il est nécessaire d’agir en utilisant le système tel qu’il est (et non comment il devrait être) afin de favoriser le développement harmonieux du monde. Pour voir comment fonctionne Jaune dans un cas particulier, il est intéressant de regarder le film Invictus de Clint Eastwood qui montre comment N. Mandela peut utiliser un sport minoritaire «blanc» (le rugby) pour créer une unité nationale et favoriser la sortie de l’apartheid sans violence.

A chaque fois, Jaune essaye de ne pas froisser les convictions religieuses. Il ne défend pas plus Mahomet, le Christ que la laïcité, mais il utilise au mieux les composantes présentes pour faire évoluer le monde dans un fonctionnement plus fluide. Dans le cas de Charlie Hebdo, si la mentalité avait été plus Jaune, il est certain qu’il n’y aurait pas eu de dessin de Mahomet à la Une suivant l’attentat.
En effet, la question que l’on peut se poser, c’est pourquoi choquer? Pourquoi attenter à la foi de personnes? On peut critiquer le comportement des person-nes, mais pourquoi toucher à la graine de ce qui est considéré par certains comme sacré? Peut-on mettre des caricatures du Prophète et en même temps défendre les peuples premiers à conserver ou à récupérer des terres sacrées?
En effet, il y a un peu de Rouge à insulter ou provoquer, même si on la cache derrière la liberté d’expression Orange. Un «Je fais et dis ce que je veux et j’emmerde tout le monde, car on est en république» n’est pas un comportement Orange, mais rouge qui se déguise derrière le droit à chacun d’exprimer ce qu’il croit et pense. Il s’agit ainsi d’aller nous interroger sur nos propres motivations lorsqu’on nous invoquons les droits de l’Homme. Bien sûr que nous avons le droit à tout cela, et comme le disait Voltaire, je me battrais pour que cela soit possible, et je me battrais contre tous les intégrismes et les terroristes et tous ceux qui enferment d’autres personnes dans l’esclavage et la dépendance. Bien sûr qu’il ne s’agit pas de plier devant Rouge et le terrorisme, d’où qu’il vienne. Et en même temps savoir reconnaitre la partie saine dans chacun des courants en essayant de ne pas trop la heurter pour l’aider à grandir.

La Conscience est une fleur précieuse et délicate qui a besoin d’attentions et d’amour pour croitre et s’épanouir. Sachons en prendre soin.

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