Eduquer n’est pas élever partie 2
Article publié dans le numéro 3 du magazine Lavida
Eduquer n’est pas élever (partie 2)
Afin de faire lien avec notre échange sur le thème “éduquer” n’est pas “élever” du numéro précédent de La Vida, je me propose de rappeler quelques notions clés que vous nous avez présentées.
Vous avez évoqué le fait que la notion d’ “élever” avait plutôt à voir avec l’accompagnement au bon développement du corps et qu’ “éduquer” avait plutôt à voir avec le développement de la conscience et des capacités cognitives et affectives supérieures; ces deux notions restant étroitement liées par le biais du système nerveux, carrefour du corps et de la conscience.
Vous expliquiez également que plus l’on monte dans l’échelle de l’évolution, plus il devient nécessaire aux êtres -et même vital chez l’homme- de recevoir des informations cognitives et affectives de plus en plus complexes de l’extérieur (donc une éducation) pour devenir des êtres adultes, sains et autonomes, physiquement comme psychiquement, dans leur(s) environnement'(s) physique et social.
Vous souligniez le fait qu’ “élever” et “éduquer” sont des actes et des processus intrinsèquement liés et complémentaires et qu’il convenait justement de bien les différencier pour mieux les intégrer, surtout dans les changements du monde d’aujourd’hui. Ces derniers ont, entre autres pour conséquences, de faire que les fonctionnements du passé ne fonctionnent plus et que les parents et les éducateurs se doivent d’inventer/créer de nouveaux modes éducatifs pour leurs enfants. Ces derniers vivront (et vivent déjà), on le sait, dans un monde très différent d’un passé pas si lointain.
Il semble que les actualités récentes illustrent malheureusement cela au travers de la surprise des parents et des enseignants désemparés, qui voient apparaître certaines attitudes psychologiques et comportementales chez des enfants qui échappent complètement à leur entendement et à leur contrôle, sans que pour autant l’on ne constate de déficit majeur d’éducation mise en place selon les façons de voir d’hier.
Compte tenu de ces évènements qui touchent ces questions d’éducation en plein cœur, et qui interpellent les parents, je vous propose dans ce numéro de poursuivre notre discussion dans le cadre de cette actualité.
Oui, en effet, c’est une triste illustration, mais souhaitons le, une sonnette d’alarme pour comprendre que ces enfants révèlent des zones aveugles de la culture éducative de notre société et de celle de notre culture au sens le plus large du terme. Or la culture, c’est avant tout de la mémoire, et une mémoire qui participe à la vie affective et aux sentiments d’identité et d’appartenance.
Autant notre culture, et, de façon plus large, notre histoire personnelle peuvent être de grandes nourritures pour la vie de notre conscience et pour tirer parti de nos expériences de vie, autant ces mémoires sont des filtres qui se juxtaposent et colorent plus ou moins profondément et consciemment, notre façon de nous comporter face à l’inconnu, qu’il s’agisse de l’inconnu du futur ou de l’inconnu que représente l’autre. La mémoire vue sous cet angle est donc à double tranchant :
Á notre avantage, elle nous permet de comparer le nouveau au passé et de tirer parti de notre expérience pour comprendre le nouveau ; en ce cas, la mémoire participe à un processus créatif, évolutif.
Á notre détriment, elle colore inconsciemment notre regard sur le nouveau, en contaminant le présent de re-présentations et d’affects issus de situations antérieurement vécues. Dans ces cas là, nous percevons le monde réel empreint de notre subjectivité, de que nous aimons et de ce que nous n’aimons pas, ce qui nous empêche bien souvent de porter notre attention sur le reste. La mémoire participe alors plutôt à un processus réactif, répétitif voire stéréotypé. Pour rendre cela plus concret, illustrons cela d’un exemple montrant que le principe est le même, si l’on considère, non plus le futur, mais la rencontre de l’autre: si j’ai appris le chinois, je l’ai dans ma mémoire, un chinois vient s’adresser à moi et je peux le comprendre. Je vais renforcer ma pratique et j’apprendrai probablement des mots nouveaux, des nuances, des expressions nouvelles. A l’inverse, imaginons que j’ai été battu et insulté par des chinois dans une ruelle sombre me causant ainsi un traumatisme; cela explique tout à fait que j’ai appelé la police lorsque j’ai vu un homme asiatique agité taper à ma porte en parlant une langue incompréhensible… Ce n’était pourtant que mon nouveau voisin, étudiant coréen qui venait m’alerter que ma voiture était en feu…
La mémoire nous apporte donc de l’expérience lorsqu’elle nous permet de comparer le nouveau et l’ancien, l’inconnu et le connu, de voir les similitudes et les différences et d’en dégager un apprentissage. Cela nécessite un certain nombre de compétences cognitives et affectives qui ne s’acquièrent que progressivement au fil de la croissance, de l’éducation, de l’apprentissage et du travail sur soi. Par contre, elle devient un mécanisme de défense qui nous prive de réelle réflexion et d’apprentissage lorsque dans des situations objectivement nouvelles, elle nous fait répéter nos peurs et nos adorations du passé.
Ce lien entre culture et mémoire étant sommairement posé, considérons l’évolution de la culture de notre société durant ces quarante dernières années. En l’espace de deux générations, des changements culturels et technologiques sans commune mesure dans l’histoire de l’humanité se sont mis en place (changement culturel de la fin des années 60, entrée dans l’ère de la technologie et de l’informatique grand public au début des années 90). Même si ces changements sont perçus intellectuellement, l’on en sous-estime largement la profondeur et les implications, ni, de ce fait, la différence de rapport au monde entre une génération et la suivante. Comparons par exemple l’environnement d’un jeune adolescent au début des années 80 à celui d’un autre des années 2000 : pas d’ordinateur, pas de téléphone portable, 4-5 chaines à la tv, pas d’internet, pas de youtube, ni d’accès à l’immense réseau d’information non filtré – donc au moins 3 heures de la journée consacrées à cela et surtout une perspective de la vie différente: cette dernière n’est pas vue à travers ces filtres là, ni avec cette somme considérable d’informations et de changements qui ont déboulé en moins d’une vingtaine d’année pour nous projeter dans le paradigme de la complexité. Or, nous disions précédemment que l’information constitue la nourriture de la conscience et de l’éducation. Nous pouvons donc déjà tirer une conséquence dont il faut mesurer toute l’ampleur: Un nouvel “éducateur” est rentré dans le circuit, il a de multiples vecteurs: INTERNET! Il est à ce point puissant que des vidéos regardées sur youtube ont plus d’impact sur de jeunes adolescents que les paroles et l’attention de leurs parents et enseignants…Ils en arrivent au point d’aller dans un pays mourir pour des causes dont, pour la plupart, ils ne connaissent pas grand-chose. Comment des parents ayant vécu leur enfance et leur adolescence sans toutes ses technologies pouvaient imaginer que cela soit possible? Comment comprendre le choix de valeurs radicales et violentes chez ces jeunes gens dans un pays où, vu les tragédies du 20ème siècle, on leur enseigne pourtant des valeurs de paix et de liberté?
L’Internet est un “éducateur” qui en réalité n’en est pas un, dans la mesure où il n’est ni conscient, ni affectif et qu’il ne guide pas. Or l’éducation est un processus qui doit être vivant, structuré et processuel. Il doit être adapté au caractère unique et aux conditions environnementales spécifiques que connait chaque enfant pour permettre un développement harmonieux des compétences affectives et cognitives. Or, seul un être humain conscient et compétent dans la gestion de ces processus là peut réaliser cela.
Malgré les contrôles parentaux, l’accès à l’Internet sans contrôle est, dans les faits, d’accès facile pour une large majorité de jeunes adolescents qui se retrouvent dans cet espace d’apparente’ immense liberté. Cependant, leur psychisme d’adolescent n’est bien souvent pas en capacité de gérer le magma trouble constitué par ce qui se trouve sur internet où le meilleur côtoie le pire en accès libre. En raison de l’adolescence et son cortège de remue-ménage identitaires, pulsionnels et hormonaux, certains adolescents vont se retrouver attirés par des films, images ou textes qui vont exercer sur eux un pouvoir de fascination et être souvent “traumatiques”. J’entends ici par “traumatique” ce que j’évoquais précédemment, c’est-à-dire le fait d’avoir des mémoires chargées d’affect qui contaminent inconsciemment la vision du futur et le regard sur l’autre dans une logique d’adoration ou de détestation. Ce qui fait trauma, c’est la violence de l’affect qui inhibe certaines capacités cognitives, assujettit et aliène la conscience. L’adoration sans discernement en fait partie. Cela se voit bien souvent chez les disciples prêts à tout pour un leader de secte illuminé. Par le passé, lorsque l’ internet n’existait pas encore en accès grand public, il n’existait pas de situations ou de jeunes êtres en développement -donc fragiles psycho- affectivement- étaient susceptibles de recevoir autant d’informations jour après jour, heure après heure, mélangées dans leur cerveaux. Les chiffres concernant ce problème sont des plus sidérants!
De plus, les multiples thèses complotistes qui foisonnent sur internet, laissent libre court à toutes les interprétations. Elles nient parfois l’évidence au point de ne plus être en mesure de savoir ce qui est pertinent de ce qui ne l’est pas. Nous n’avons en réalité pas encore le recul suffisant pour mesurer l’entrave éducative et les conséquences parfois graves liés à l’Internet et à l’avènement de l’ère de l’information, ce qui ne retire rien aux multiples qualités de cet outil.
La question que nous pourrions nous poser en nous retournant vers le passé, est de se demander comment du fait de notre culture, nous avons, en une vingtaine d’années, introduit tous ces moyens technologiques dans nos vies et dans toutes les couches de la société, sans mesurer que cela revenait à brancher des cerveaux de toutes sortes sur un magma d’informations non filtrées.
Mesure-t-on le saut de complexité que cela a engendré dans notre monde environnant et ce que cela impose au cerveau et au développement psycho-affectifs des jeunes générations. Les parents mesurent-ils réellement le niveau bien supérieur de vigilance dont ils doivent faire preuve pour maitriser ces nouveaux canaux de transfert d’information qui se sont introduits en moins de 20 ans dans nos maisons et dans le plus intime de nos vies? Ont-ils les connaissances pour cela, alors que le minimum de formation aux techniques de communication ou de psychologie de base n’est enseigné ni à l’école, ni au collège, ni au lycée, ni aux enseignants… Est-il normal que presque tout le monde sache ce qu’est un disque dur et que très peu sache faire la différence entre une observation et une interprétation par exemple?
La laïcité, valeur si chère à notre société, n’a-t-elle pas jeté bébé “avec l’eau du bain” en faisant un sujet tabou de la connaissance psychologique comme enseignement fondamental, et nécessairement alors des questionnements spirituels propres à l’être humain? Laisse-t-on l’internet seul faire cette “éducation/dévastation” sur ces questions, sous le seul prétexte que la foi religieuse fait partie de la sphère privée? Ou comprend-t-on, au vu des évènements, que parler de la religion et des religions avec une parole libérée et sereine, comme un fait culturel et historique humain lié à ses questions existentielles et spirituelles, n’est en rien un risque pour la laïcité. Au contraire, faire circuler une information structurée, éducative et humaine encourageant la réflexion, l’échange et le partage, réduirait probablement les multiples propos partisans entendus dans les médias par des jeunes ou des moins jeunes nourris d’internet et visiblement profondément ignorants des sujets dont ils se veulent pourtant des représentants. Aborder sereinement ces thèmes est d’autant plus important que, comme nous l’avons dit précédemment, comprendre notre passé permet d’éviter d’en répéter les erreurs. Cela est vrai pour chacun, chaque peuple, et pour l’humanité elle-même; l’histoire l’a déjà malheureusement démontré à plusieurs reprises.
Ces réflexions et questionnements touchant des sujets plein de passion dans notre pays sont pourtant légitimes par rapport à l’éducation et à l’environnement culturel adéquat à l’épanouissement des jeunes générations qui arrivent dans ce monde si mouvant. En effet, psychologiquement parlant, l’athéisme est une croyance au même titre que la religion. Ces jeunes qui sont passés de la délinquance à la radicalisation religieuse, ou même, ceux qui ont évité la première case, ne manifestent-ils pas un besoin de sens et de spiritualité dans une société qui n’est plus crédible ni valorisante pour eux? En ne parlant pas de psychologique, de spirituel, de sacré, ne génère t’on pas à notre insu, un Dieu matérialiste que nous pourrions appeler Néant. Si cette hypothèse est juste, quelle espoir, quel rêve, quel avenir, quel sens de la vie, quel amour ce dieu est-il capable de donner à leurs yeux? Quelle place ont-ils, quel avenir ont-ils? Qui les guide? En qui ont-ils confiance?
Le modèle de société dans lequel nous vivons, est-il motivant pour les enfants d’aujourd’hui? Leur a-t-on vraiment créé la place qu’ils seraient en droit d’attendre, en accord avec la déclaration des droits de l’homme et du citoyen dont on dit qu’elle fonde notre nation?… N’en déplaise à Néant, il semble que d’autres dieux aient des réponses plus motivantes à ces questions pour certains enfants de France aujourd’hui….
De grandes réflexions attendent notre société, tant au niveau individuel que collectif.
Tout en souhaitant parler de sujet de fond sur la psychologie, l’éducation, la communication, nous avons souhaité intégrer ce mois ci ces “réflexions pour réfléchir” en lien avec l’actualité, compte tenu des questions éducatives qui ont été soulevées dans les médias, suite aux récents évènements. Dans le prochain numéro, toujours dans la thématique éducative, nous discuterons sur la manière dont les enfants font grandir leurs parents… ou pas…