Le Triangle Dramatique (Partie 2)
Article publié dans le numéro 17 du magazine Lavida
Bonjour Guillaume, dans le dernier numéro, nous avons parlé du Triangle Dramatique. Vous nous disiez que selon votre point de vue, c’était : « le modèle psychologique le plus essentiel à faire connaître au grand public hors du champ des spécialistes, tant sa méconnaissance est source de conflits et de souffrances interhumains inutiles ». Vous aviez précisé que c’était un sujet très vaste et qu’il pouvait être abordé sur plusieurs angles et vous l’aviez envisagé sur l’angle du développement psychoaffectif et cognitif.
🙂 Ok ! Par quoi commençons-nous ?
Commençons par définir l’AT en quelques mots. Pour faire simple :
L’AT est un modèle qui permet de décrire et d’analyser les transactions qui s’opèrent entre les êtres humains dés qu’ils sont en situation de communication verbale et non verbale.
Elle peut également être utilisée pour décrire les échanges entre les groupes et les organisations, mais nous en resterons aux échanges humains dans le présent cadre. Elle a été élaborée par le psychiatre américain Eric Berne, (1910 -1970).
D’abord intéressé par la psychanalyse, son titre de psychanalyste lui fut refusé au motif qu’il n’était pas encore prêt. Ce rejet lui donna un coup de fouet et renforça son ambition longuement mûrie d’ajouter quelque chose de nouveau à la psychanalyse. Il se mit au travail, déterminé à développer lui-même une nouvelle approche de la psychothérapie, dans laquelle il développa l’organisation tripartite des « états du moi » que l’on utilise aujourd’hui (Parent, Adulte, Enfant) et introduit le schéma des trois cercles pour la représenter. Cette grille d’analyse peut être appliqué non seulement à soi-même ou à un autre individu, mais aussi à un groupe (famille, magasin, entreprise, club sportif…)
Il mit également en évidence « l’unité de reconnaissance humaine », véritable quantum d’amour: le «stroke» (frapper, caresser, toucher). On peut définir un stroke comme une stimulation, un signe de reconnaissance (SDR) échangé entre deux états du moi, deux personnes, deux groupes… Ce SDR est un moyen verbal (parole) ou non verbal (acte, geste, smiley…) par lequel l’un d’entre eux reconnaît l’existence de l’autre. Par exemple :
– Bonjour
– … (sans parole mais en saluant de la main)
Nous avons tous un besoin vital de ces signes et stimulations physiques et sociales au même titre que l’air et le sommeil. Si nous en manquons, cela sera cause de souffrance, de désordres émotionnels, de maladie et même de mort. Les SDR peuvent être positifs (SDR+) (source de plaisir, d’épanouissement, de confiance en soi et dans les autres félicitations, compliments, sourires, caresses) ou négatifs (SDR-) (source de déplaisir, de souffrance, de méfiance : critiques, insultes, coups). (A noter que la qualification de positive ou négative est essentiellement subjective et dépend aussi de la qualité du récepteur de la stimulation qui peut percevoir par exemple un compliment de façon négative).
Et parce que c’est vital pour chacun de nous, une personne qui ne reçoit pas de signes de reconnaissances positifs, en provoquera des négatifs.
C’est vrai pour les enfants et les adolescents qui préfèrent se faire gronder ou punir sévèrement, plutôt qu’être ignorés. C’est vrai aussi pour les adultes qui provoqueront des disputes, dans leur couple, leur famille et aussi à l’extérieur ou dans la vie professionnelle. Cela est même vrai pour l’animal. Le système nerveux en effet ne fonctionne pas en fonction de ce qui est agréable ou désagréable, mais en fonction de stimulation ou de non stimulation. Il est important de prendre conscience de cela pour comprendre pourquoi les humains prennent autant de plaisir à se faire du mal, et autant de mal à se faire du bien…
D’autre part, un SDR peut être conditionnel: En ce cas il est assorti d’une condition et est lié à un comportement, une action. Si nous changeons nos comportements, il peut nous être retiré :
- SDR conditionnel +: Vous êtes bien coiffé aujourd’hui
- SDR conditionnel – : je pense que je vais prendre des décisions qui vont vous déplaire si vous continuez à me parlez sur ce ton là.
Les SDR conditionnel + motivent et permettent aux personnes qui les reçoivent d’adapter leurs comportements à vos attentes. Vous pouvez ainsi signifier les comportements que vous acceptez et vos limites (SDR conditionnel –). Ils sont indispensables pour faire évoluer le comportement d’autrui, pour éduquer les enfants, assurer la cohérence d’une équipe…). Mais puisqu’ils sont conditionnels, ils tendent à rendre la personne qui les reçoit dépendante de celle qui les donne.
Les SDR peuvent également être inconditionnel: En ce cas, les stimulations sont fournies sans conditions à la personne pour ce qu’elle est.
- SDR inconditionnel + : j’adore ton sourire
- SDR inconditionnel – : je n’aime pas les personnes comme toi
Elles sont donc données en quelque sorte « une fois pour toutes » à la personne, et constituent la source d’énergie à partir de laquelle celle-ci peut élaborer un comportement autonome :
- SDR inconditionnel + : la personne agit de façon constructive pour elle-même et pour les autres.
- SDR inconditionnel – : la personne tendra à agir de façon destructrice pour les autres et pour elle-même).
Les stimulations inconditionnelles + sont indispensables si l’on veut que la personne ait de l’initiative et de l’autonomie, mais en la rendant moins dépendante, elles la rendent moins contrôlable. En revanche, si la personne manque de stimulations inconditionnelles, elle peut devenir incapable d’agir de façon autonome si son comportement est directement lié aux stimulations qu’elle reçoit au jour le jour. Cela est important à saisir tant dans le processus éducatif d’un enfant que dans le management d’une équipe.
Les stimulations inconditionnelles – sont dévastatrices pour celui qui les reçoit et le rendront destructeur pour lui comme pour les autres.
« Du jour où j’ai compris quels étaient les gens que j’exaspérais, j’avoue que j’ai tout fait pour les exaspérer. Ce qu’on m’accusait d’être, assez injustement, égoïste et cynique, ou prudent et moqueur, puissé-je le devenir afin que mes ennemis, voyant la différence, en restent confondus ».
Cette réflexion de Sacha Guitry illustre bien le mécanisme par lequel on entre dans les comportements destructeurs et autodestructeurs pour se conformer à la vision qu’on nous renvoie de nous-mêmes, même si on la sait injuste.
Ok, résumons, si je comprends bien, les trois états du Moi que sont Enfant, Adulte et Parent sont en quelque sorte les pôles d’émission et de réception à partir desquels les hommes échangent de l’énergie relationnelle, les strokes, et cette énergie peut être stimulante (SDR+) ou agressive (SDR-), conditionnelle ou inconditionnelle. Il y a des strokes +, « Bonjour Madame », des strokes +++, « Chaque fois que je pense à toi, le monde devient plus beau », des strokes –, « Tu as encore laisse ta vaisselle derrière toi !» et des strokes — « Baisse les yeux sinon je te plante ! »
Hihi ! Oui. Ceci étant posé, Eric Berne se posa la question suivante : Quelle est la question la plus important pour un être humain ?
Comment va-t-il structurer son temps ?
Et comment le fait t’il ? :
En échangeant des transactions
C’est-à-dire des strokes + ou -, verbaux ou non verbaux. Par exemple :
L’Analyse Transactionnelle est donc un modèle du psychisme humain qui permet d’analyser les transactions qui s’opèrent entres les individus (et les groupes) pour structurer leur temps.
Le questionnement d’Eric Berne est d’autant plus important que le temps est le « capital » le plus précieux pour l’être humain et qu’il ne sait pas de combien il en dispose. La façon dont nous structurons notre temps est donc des plus fondamentales et nous invitons le lecteur à en prendre toute la mesure en souhaitant que ces quelques notions issues des travaux d’Eric Berne l’inspirent et l’invitent à la réflexion sur sa façon d’utiliser son « capital » temps dans cette époque très chronophage.
Eric Berne identifia et formalisa six modes de structuration du temps qui recouvrent l’ensemble de notre vie quotidienne. Ils ont chacun leurs rôles, et leurs aspects plus difficiles. Je ne dis pas négatif, car les situations agréables de la vie ne sont pas toujours celles qui nous sont les plus favorables et inversement, les moments les plus difficiles peuvent être aussi des occasions d’évolution et de croissance. Cela dépend du destin de chacun et de la façon dont on l’aborde au fil de la vie. Avons-nous l’impression de choisir et/ou d’être en capacité de donner du sens aux moments plus ou moins agréables ou désagréables de notre vie, ou bien les subissons-nous ?
Présentons brièvement ces six modes (par souci de commodité, nous noterons + ou – pour exprimer le caractère choisi ou subi du mode d’occupation du temps, sans oublier le commentaire précédent) :
- Le retrait : C’est une cessation des transactions interindividuelles.
+ : cesser les transactions pour retrouver son équilibre énergétique et son lien avec soi, se reposer et se détendre. La personne s’éloigne physiquement et/ou mentalement des autres en se retirant dans sa chambre, ses pensées… (À ne pas confondre avec se caler devant des jeux vidéos ou des réseaux sociaux qui continuent à apporter des stimulations excitantes… !!)
– : se sentir isolé, seul, placardisé, privé d’échanges… cela peut être aussi une attitude de fuite et/ou de passivité.
- Les rituels : Ce sont des échanges sûrs et prévisibles de stimulations ou de signes de reconnaissance avec autrui (rituels de salutation civil, militaire… s’il vous plait, merci…) mais aussi avec soi-même (la façon de se raser de se coiffer, de ranger ses affaires…).
+ : par leur caractère répétitif, les rituels sont sécurisants.
– : inversement, les stimulations qu’ils fournissent sont peu intenses. Dans les rituels, il y a peu d’engagement donc peu d’accomplissement. Comme le retrait, ils peuvent nous éloigner des autres.
Les rituels peuvent être également abordés comme des SDR minimums, peu riches en stimulations, mais nécessaires à la vie sociale pour se situer et situer l’autre dans un contexte social et culturel. Le non respect des rituels d’un environnement quelconque permettant un accord avec les autres ouvre la porte à des insécurités et donc potentiellement de l’agressivité. En termes de transaction, ce sont des échanges Parent-Parent.
- Les passe-temps : Ce sont des transactions partiellement ritualisées autour d’un sujet banal : conversation au café, pendant la pause, …).
Certains passe temps sont courants, comme le « salon de l’auto » (comparer des voitures) et « qui a gagné ? » qui sont plutôt des conversations d’hommes. Sur le versant plus féminin on peut avoir « l’épicerie », « la cuisine »… C’est aussi de façon plus générale « comment ? » (s’y prendre pour faire telle ou telle chose), « combien ? » (cela coute t’il), « n’êtes vous jamais allé ? » (souvenirs de voyages), « connaissez-vous ? » (Mr Untel), « Qu’est devenu ?» (ce bon vieux Jean)…
+ : Les passes temps permettent sans risque d’approcher ses interlocuteurs et de sélectionner ceux avec lesquels on s’engagera dans une relation plus intimes. Ils préparent aux trois modes de structuration du temps suivants.
– : Inversement, aussi utiles les passe-temps peuvent être dans une situation sociale, s’ils ne progressent pas vers un autre mode de relations, ils meurent, ou au mieux perdurent dans un ennui ou un désespoir croissant.
Compte tenu du coté ritualisé de ces échanges, ils sont Parent-Parent.
- L’activité : A la différence des rituels et des passe-temps, l’activité est orientée vers un but. Elle est structurée non par la répétition, mais par le résultat visé. Qu’il s’agisse d’un sport ou d’un travail, l’échec ou la réussite d’une activité peut être défini avec précision. On est dans le monde de la question, de la stratégie et des objectifs, le gros des échanges professionnels. L’activité peut cependant parfois être une forme de fuite en avant, pour passer le temps, éviter un problème, remplir le vide d’autres modes de relations. Dans ce cas, au terme d’une activité, l’individu se sent fréquemment dénué, agité ou encore inutile. Ce problème devient nettement prédominant dans le cas ou certaines activités structurées prennent fin: s’occuper des enfants, aller travailler… Les transactions caractéristiques de l’activité sont les échanges Adulte-Adulte.
- L’intimité : La relation d’intimité est de loin la plus riche en strokes +++. Elle peut être considérée indépendamment des cinq autres car elle repose sur un amour voulu où une structuration du temps défensive devient inutile. Donner et partager sont des expressions de joie spontanée et non des réponses à des jeux ou rituels socialement programmés. L’intimité est une relation exempte de manipulation puisque les buts ne sont pas déguisés.
+ : C’est une expérience de rencontre pleine et direct avec soi-même et avec autrui. L’intimité débouche souvent sur le silence, la présence, et les contacts charnels, les paroles apparaissant alors comme superflues. C’est le lieu de la tendresse, de l’amour, du rire et de l’attention.
– : L’intimité st souvent ressentie comme une expérience extrêmement dangereuse car elle repose sur l’absence de défense et la confiance. La privation d’intimité est une privation des joies les plus grandes de la vie et de la relation à autrui, elle est cause de beaucoup de souffrance.
Les transactions propres à l’intimité sont Enfant-Enfant et Parent-Enfant.
- Les rackets et les jeux psychologiques ou stratagèmes (au sens de jeu pervers ou jeu de dupes… les jeux psychologiques n’ont rien d’amusant, bien au contraire) : Ce sont des manipulations émotionnelles de soi-même ou d’autrui aboutissant systématiquement à des sentiments désagréables quoique rassurant par leur répétition. Ils peuvent être considérés comme des façons d’éviter les dangers apparents de l’intimité ou de la rencontre authentique, mais avec un haut niveau d’intensité dans l’échange. Ils obéissent donc à certains scénarios typiques qui ont leur origine dans les apprentissages inconscients de l’enfance, en particulier autour du complexe d’Œdipe. Ces scénarios ont tous comme base le Triangle Dramatique issu des dérives d’une triangulation Œdipienne saine (cf. numéro précédent). Un jeu psychologique est une suite de transactions où les protagonistes « s’installent » inconsciemment (parce qu’on n’y « joue » pas volontairement, même quand on pense manipuler consciemment…) dans les trois rôles que sont le Persécuteur, le Sauveur et la Victime.
L’échange est typiquement celui de transactions à double fond, c’est-à-dire des transactions dans lesquelles coexistent une transaction « de surface », visible, observable, audible, et une transaction « sous entendue », invisible, interprétable. On qualifie en général les premières de transactions au niveau social et les secondes de transactions au niveau psychologique.
Chaque façon de structurer son temps peut présenter des avantages et des inconvénients et peut être considérée comme appropriée ou déplacée et peut être ressentie comme satisfaisante ou déplaisante. Une prise de conscience de la dimension positive (et des limites de chacune d’entre elles lorsque nous en abusons) peut nous permettre de faire des choix plus épanouissants.
Quels peuvent être les avantages des jeux psychologiques ?
C’est une difficile question. Pour ma part, je n’en vois aucun quand ils nous meuvent inconsciemment, si ce n’est le bénéfice de maintenir nos illusions qui nous protègent de l’inconnu dans tous les sens du terme, mais tout à une fin… En revanche, connaître leur fonctionnement est absolument essentiel pour s’en libérer dans sa propre psychologie et pouvoir vivre des relations plus saines avec soi-même et avec les autres. C’est également une façon d’être moins dupe des mensonges médiatiques, politiques et de toutes ces instances qui veulent manipuler notre cerveau et nos porte-monnaie à leur service (l’actualité actuelle regorge de manipulations de ce genre). Et surtout, savoir jouer du Triangle Dramatique en conscience, c’est-à-dire sans tentative de prise de pouvoir déviante (ce qui n’est pas la moindre des taches), est nécessaire pour faire face et gérer les manipulations inconscientes de ceux qui sont enfermés dedans. C’est un art qui demande beaucoup d’humilité et d’amour. Quoiqu’en disent beaucoup d’ouvrages qui prônent la communication non violente et l’assertivité, il est nécessaire dans certaines situations et face à certaines personnes d’utiliser le Triangle et les jeux psychologiques. On n’arrête pas la perversion des dictateurs, des caïds, ou des terroristes fanatiques avec des gongs tibétains. C’est même parfois très utile dans l’éducation des enfants (Qui n’a pas tenté avec plus ou moins de succès des manipulations de diversions diverses pour calmer un bobo ou faire manger des haricots verts a un enfant ?!)
Cependant, comme je le précise souvent, la prise de conscience du Triangle Dramatique est douloureuse, car quand on commence à le comprendre, on s’aperçoit qu’il est partout, que l’on ne voyait rien avant et l’on mesure l’ampleur de la mal-communication source de tant de malheurs et de souffrances dans le monde d’aujourd’hui. Cela modifie nos liens avec autrui et la façon dont nous structurons notre temps. Les ajustements relationnels sont parfois très difficiles quand on essaie de se dégager du Triangle à l’intérieur de soi et que le monde entier vous y rappelle constamment.
Oui, c’est bien vrai. Merci Guillaume, nous nous retrouverons au prochain numéro pour aller plus loin dans la description du Triangle Dramatique lui-même et de son fonctionnement.
Bibliographie :
René de Lassus : L’analyse Transactionnelle. Editions Marabout
Bernard Raquin : Sortir du Triangle Dramatique : Editions Jouvence
Stephen Karpman : Le Triangle Dramatique : Intereditions
Vincent Lenhardt, Pierre Nicolas, Alain Cardon : Mieux vivre avec l’Analyse Transactionnelle. Editions Eyrolles
Une formation pratique au Triangle Dramatique est programmée à Montpellier les 7 et 8 avril (260€). Inscrivez-vous vite, nombre de place limité !
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