Le Triangle Dramatique (Partie 4)

Article publié dans le numéro 19 du magazine Lavida

Bonjour Guillaume, dans le présent numéro, nous continuons notre échange autour du thème du Triangle Dramatique. Nous laissons les lecteurs se reporter aux numéros précédents (16, 17 et 18) dans lesquels nous avons étudié son origine, sa construction psychologique et les différents concepts qui y sont reliés (l’Analyse Transactionnelle de Eric Berne, les Signes de Reconnaissance SDR (+ /-, conditionnel/inconditionnel), les six modes de structuration du temps (le retrait, les rituels, les past-time, l’activité, l’intimité et les jeux psychologiques). Je reprendrai seulement pour mémoire quelques définitions pour permettre aux nouveaux lecteurs de rentrer dans le sujet :

«  Les rackets et les jeux psychologiques ou stratagèmes au sens de jeu pervers ou jeu de dupes, n’ont rien d’amusant, bien au contraire. Ce sont des manipulations émotionnelles de soi-même ou d’autrui aboutissant systématiquement à des sentiments désagréables quoique rassurants par leur répétition. Ils peuvent être considérés comme des façons d’éviter les dangers apparents de l’intimité ou de la rencontre authentique, mais avec un haut niveau d’intensité dans l’échange. Ils obéissent donc à certains scénarios typiques qui ont leur origine dans les apprentissages inconscients de l’enfance, en particulier autour du complexe d’Œdipe. Ces scénarios ont tous comme base le Triangle Dramatique issu des dérives d’une triangulation Œdipienne saine (n°16) et se jouent entre trois rôles : le Persécuteur, le Sauveur et la Victime. »

 

 

 

Quelle est la suite du programme ?

 

Bonjour Christine. Il était prévu initialement de parler de la dynamique du Triangle Dramatique dans des contextes tels que la société ou la famille. Il m’a paru après coup plus pertinent de réserver cette thématique plus large à un prochain numéro et de détailler au préalable dans celui-ci l’un des multiples aspects de la loi des 50/50 (que nous allons définir ci-dessous) dans ses rapports avec l’observation et l’interprétation. Ces deux mots sont employés très couramment, mais force est de constater que dans les conflits du quotidien mus par le Triangle Dramatique, ou même dans le langage courant, ils sont bien souvent mélangés à tort et à travers, avec plus ou moins de bonne foi. Nous allons donc un peu nous y attarder. (Par souci de lecture, dans cet article, nous emploierons le terme « observation » dans un sens large recouvrant l’observation visuelle proprement dite, l’écoute et les autres modalités sensorielles permettant d’entrer en contact avec le monde extérieur)

 

Revenons à la base :

Dans la vie, dans toute situation, nous avons toujours à faire à une partie présente qui est dans notre zone de contrôle exclusive (que nous la contrôlions ou non), et à une autre qui, que cela nous plaise ou non, ne le sera jamais. C’est une des façons de formuler la loi des 50/50. Il y a, d’une part, mes 50% sur lesquels je dois, de fait, exercer ma responsabilité (étymologiquement: se porter garant, celui qui doit assumer) et, d’autre part, les 50% qui incombent à l’autre – qu’il s’agisse de l’autre «humain » ou de l’autre tout court, à savoir le monde qui est autre que moi dans sa globalité.

Dire que quelque chose est sous notre responsabilité ne veut pas dire pour autant que nous ayons la capacité de la contrôler. Cela ne veut pas dire non plus, que d’autres ne l’ont pas. Face à un peloton par exemple, ou dans des circonstances extrêmes comme la guerre ou la maladie, nous ne sommes pas tous en capacité d’assumer la responsabilité qui nous incombe et de contrôler l’épreuve que nous impose les 50% d’en face. Pourtant, certains le font grâce au sens qu’ils sont capables de donner à l’épreuve que la vie leur impose (c’est ce que l’on appelle la résilience en termes techniques).

Dans certaines situations nous avons parfois à pallier à l’incapacité de l’autre à assumer sa part de responsabilité. Néanmoins, il nous est impossible d’assurer la part qui  se trouve sous sa zone de contrôle exclusive, même s’il en est lui-même incapable. Ainsi, si un bébé a mal aux dents, je peux faire tout ce qu’il m’est possible de faire pour l’apaiser, mais n’ai pas le pouvoir de lui ôter sa douleur ; et lui-même ne peut la faire disparaître.

Résumons cela en disant que nul n’est tout-puissant, mais que nous disposons tous à la base d’un potentiel de capacités et de pouvoir que nous développerons plus ou moins en fonction de nos choix de vie…

La loi des 50/50 est donc un fait. En terme de communication et de relation interpersonnelle, sa  conséquence première est que :

 

Je suis responsable de ce que je dis, mais pas de ce que l’autre comprend.

 

Ma façon de penser, de ressentir de communiquer et d’agir dépend de mon système nerveux, de ma psychologie, de la façon dont les deux se sont construits dans mon enfance ET de la façon que j’ai eu de faire avec ensuite au fil des années pour corriger mes difficultés et/ou compléter mes compétences en terme de savoir, de savoir-faire et de savoir-être. Ma communication (ma façon d’émettre et de recevoir des messages) est donc bien sous ma responsabilité. Mes 50%, et ce que j’émets à l’extérieur de façon verbale et non verbale sont un fait, un observable descriptible de façon objective par quiconque me verrait m’exprimer.

La seconde conséquence est que, ce que comprends mon interlocuteur est sous sa propre responsabilité, ses propre 50%. La façon dont il m’écoute et m’observe dépend donc de ses capacités et de ses motivations à écouter mes propos tels que je les formule factuellement en termes verbaux et non-verbaux (observation), et à leur donner sens dans sa « carte du monde » (interprétation).Quelqu’un d’autre participant à l’échange n’aura pas nécessairement les mêmes interprétations de mes propos, preuve s’il en fallait, que ce qu’une personne comprend est bien sous sa responsabilité.

L’observation, a à voir avec le monde extérieur. Ce qui est observé est un fait et est dans une logique de présence/absence : nous voyons ensemble le soleil dans le ciel ou pas, point. Quelqu’un a tapé à la porte ou pas, point. L’on peut observer les faits ou les objets sous différents angles, et avec des systèmes sensoriels pas toujours équivalents, mais ils sont ce qu’ils sont en tant qu’évènements ou objets dans l’espace-temps. L’observation s’appuie avant tout sur nos sens (visuel, auditif, kinesthésique, olfactif, gustatif) par lesquels entrent des phénomènes mesurables (son, lumière) qui modifient irréversiblement notre neurologie (donc notre corps !!) et notre psychologie. L’observation peut donc se développer et s’affuter.

La logique de l’interprétation est toute autre. Elle sert à donner du sens à ce qui n’est pas dit ou manifesté dans ce que j’observe, ce qui échappe à mes sens, ce qui se déroule à l’intérieur de l’autre consciemment ou non et qui n’est donc pas mesurable sensoriellement. Interpréter, c’est prêter à l’autre des pensées et des ressentis (notez le jeu de mots qui montre que ce sont bien nos pensées que l’on prête à l’autre lorsque l’on inter-prète !). Prenons un exemple en imaginant que je sois en train de discuter avec quelqu’un et que je vois cette personne froncer les sourcils suite à l’un de mes propos (observations). Est t’il fâché, réfléchit t’il, a-t-il mal au crâne ?… (interprétations).

Au contraire de ce qui est observé, ce qui est interprété est subjectif et peut être multiple, une interprétation n’en excluant pas forcément une autre: mon interlocuteur peut être fâché, réfléchir et avoir en même temps, mal au crâne! Ou peut être est t’il seulement concentré… Allons plus loin avec un autre exemple : « Qui veut une glace ?! » (avec un visage souriant) … Cela peut signifier autant « Souhaites tu manger une glace ? » que « Si tu en veux, il y en a dans le congélateur et j’aimerais bien que tu m’en ramènes une au passage ».

Cependant, toutes les interprétations ne se valent pas et autant l’on peut prêter un juste sens à ce que l’autre a voulu nous dire de façon plus ou moins explicite en terme de communication, autant, l’on peut prêter à l’autre des intentions totalement fausses. Dans l’exemple ci-dessus, il se peut que seule la première interprétation soit juste :

  • Ah, tu demandes ça parce que tu aimerais que je t’amène une glace ? (ton amusé)
  • Non, merci, je suis au régime. Je t’en proposais parce que je sais que tu aimes ça ?

Là, l’erreur d’interprétation ne porte pas vraiment à conséquence. Malheureusement, il peut bien souvent en être autrement :

  • Ah ! tu dis ça pour me manipuler et que j’aille te chercher une glace sans avoir à me le demander, comme à ton habitude. (ton accusateur)

Là, nous avons une amorce d’un jeu psychologique beaucoup plus nuisible. Que de conflits dans la vie professionnelle voit-on tous les jours dans nos cabinets de consultation pour une agrafeuse qui a disparu ou un collègue qui est passé sans dire bonjour…Il a couté cher à Saddam Hussein d’avoir, à l’époque, interprété à tort le silence de Madeleine Albright comme l’autorisation tacite de pouvoir envahir le Koweït, sans que les Etats Unis ne bougent.

Connaître (et intégrer !) la loi des 50/50 nous permet donc de faire la part des choses entre ce qui est sous notre contrôle/responsabilité et ce qui ne l’est pas (qu’on l’apprécie ou non) ; et entre ce qui est observable et ce qui est interprétable. Concevoir cela est déjà en soi un bond énorme en termes de compréhension des conflits et malentendus interindividuels et mondiaux.

Cependant, comme précisé plus haut, je n’ai pas- mais l’autre, non plus- toujours les moyens d’avoir conscience, de gérer et de contrôler ce qui est sous ma responsabilité. Cela implique donc nécessairement un travail de ma part, pour me donner les moyens de mieux utiliser mes 50% (vers les « 100% ») et acquérir une compréhension tolérante et dépourvue de jugement vis-à-vis de ceux qui n’ont pas fait cet effort (ce qui ne veut pas dire subir, ni se laisser faire,… apprendre et se responsabiliser font partie des 50% de l’autre…).

« L’observation » s’apprend, ou en tout cas peut se développer pour aller bien plus loin que ce n’est le cas dans l’éducation classique. Pour cela, plusieurs outils sont possibles. En communication, l’un des outils les plus puissants pour cela est sans nul doute la PNL (Programmation Neurolinguistique) quand elle est enseignée avec compétences, congruence et déontologie.

Il en est de même pour « l’interprétation» qui, tel un art et une science, s’acquiert et se perfectionne tout au long du chemin de vie. Interpréter « justement » est cependant beaucoup plus complexe qu’observer rigoureusement et demande un travail sur soi beaucoup plus profond. En effet, interpréter sans plaquer ses fantasmes imaginaires sur l’autre, c’est être capable de faire une hypothèse sur le sens d’un comportement ou d’une attitude et s’efforcer de la vérifier ou de l’infirmer sans se laisser embarquer dans nos sympathies ou antipathies subjectives conscientes et … inconscientes qui colorent nos interprétations et nous font mélanger « notre nombril » avec celui de l’autre. Plus simplement, cela revient à objectiver sa propre subjectivité ! Faire cela, implique de se départir de ses propres fantasmes triangulaires de supériorité ou d’infériorité, et d’essayer de voir la situation en se mettant « dans les bottes de l’autre » tout en gardant conscience de l’environnement dans ses multiples acceptions (culturel, âge, sexe…). (C’est ce qu’on appelle faire un changement de position perceptuelle, une seconde position, en termes techniques.)

Le domaine de l’observation a plutôt à voir avec les qualités que requiert la science dite classique qui s’intéresse au monde de l’objet, au monde extérieur: Capacité à observer, à mesurer, à évaluer et étudier avec rigueur les faits sans les colorer d’affects. Savoir ensuite les généraliser en les formalisant en des lois rigoureuses permettant de les prédire et/ou les reproduire avec des machines ou des ordinateurs. On est plutôt dans le monde et la logique du cerveau gauche. En communication, c’est essentiellement des outils comme la PNL mentionnée plus haut qui aborde l’humain sous cet angle là en s’interdisant toute interprétation. Ce qui compte, c’est les entrées et les sorties objectives et la modélisation des comportements verbaux et non verbaux. L’intérieur est considéré comme une « boite noire » avec laquelle il importe surtout de comprendre qu’est ce qu’il faut entrer pour obtenir le résultat que l’on veut en sortie. La PNL est une excellente discipline, accessible à la majorité pour exercer (entre autres) ses capacités d’observation et travailler la différence observation/interprétation. Gardons à l’esprit néanmoins que le paradigme de la « boite noire » est une hypothèse qui, bien que fort utile pour travailler certaines capacités, reste néanmoins une hypothèse de travail. Il ne faudrait surtout pas la considérer comme un fait comme c’était le cas dans « les temps modernes » de Chaplin et cette époque du Taylorisme puis du Béhaviorisme ou l’on pensait que le comportement humain était uniquement la cause de son conditionnement et de son environnement. Du chemin a été fait depuis, encore que cela se discute vu comment aujourd’hui il semble parfois que certains pensent qu’en tordant les gens, ils finiront bien par vouloir rentrer dans les cases d’un tableau Excel…

Concernant l’interprétation, elle relève plutôt de la « science de l’esprit », c’est-à-dire que au lieu de prendre un objet extérieur et de vérifier qu’il obéit bien aux lois et théories comme je le fais en science classique, l’objet est constitué par ma pensée elle-même. Je dois en quelque sorte m’observer en train d’observer,  penser sur ma pensée, c’est-à-dire réfléchir et faire des hypothèses sur mes propres processus internes.  Dans quelle mesure les pensées et les ressentis qui me viennent spontanément dans une situation de communication donnée me donnent-ils des informations justes sur ce qui est en train de se dérouler entre moi et l’autre?  Ne suis-je pas en train de les colorer par mes affects et ma subjectivité ? Comment puis-je savoir cela ? Eh bien, comme en science classique… il me faut une observation rigoureuse (intérieure cette fois), un formalisme et des lois. En effet, autant il y a des lois pour observer les objets et me rendre compte que quand je lâche une pomme, elle tombe bien au sol ; autant il y a des lois pour réfléchir correctement et être conscient de la justesse ou non avec laquelle nous pensons les choses. Il y a des pensées qui décrivent justement les choses (on peut les qualifier de « mentales »), et d’autres qui les déforment (que l’on pourrait qualifier d’ « intellectuelles »). Les premières collent au réel, les secondes se perdent dans des abstractions confondues avec la réalité factuelle des phénomènes. Il est très différent de penser « Parfois il m’arrive des évènements que je vis péniblement » plutôt que : « À chaque fois qu’il y a un problème, c’est sur moi que ça tombe. » Dans le 1er cas, je fais un constat factuel sur ce que j’observe en moi quand je suis dans certaines situations ; dans le second, je plaque une généralisation et me positionne en victime. Qu’est ce qui m’empêche de m’interroger et de me dire : « N’y a-t-il pas une fois ou cela est tombé sur quelqu’un d’autre ? ».

En fait, c’est parce qu’on triangule à l’intérieur de soi, qu’on triangule avec les autres, c’est bien ça ?

Oui, lorsque nous n’avons n’a pas fait suffisamment de travail sur nous-mêmes, nous faisons tourner les rôles Persécuteur-Sauveur-Victime dans nos dialogues intérieurs et nos scénarios vont nécessairement rencontrer ceux des autres. Les Sauveurs cherchent des Victimes à soigner, qui elles- mêmes cherchent des Persécuteurs pour justifier leur impuissance etc. et inversement, tourne et retourne…

Prendre conscience de ces dialogues triangulaires et s’efforcer de différencier le plus systématiquement possible, observation et interprétation constituent des méthodes simples et sûres pour commencer à se libérer des fantasmes qui falsifient notre rapport au pouvoir, au contrôle et à la responsabilité. Avec des outils facilement abordables, de gros progrès sont possibles. L’un des premiers (et  il n’est pas des moindres), est de pouvoir libérer progressivement son énergie de tout ce qui n’est pas sous notre contrôle et de la récupérer dans nos 50%. Rappelons que tout viol de la loi des 50/50 (même lorsque c’est à l’intérieur de nous, dans nos dialogues internes) nous met automatiquement dans le Triangle Dramatique. C’est alors une perte d’énergie et de temps qui n’est pas consacrée à des comportements ou des activités plus créatifs. L’on ne fera jamais changer personne, l’on ne peut que changer notre mode de communication avec nous-mêmes et avec les autres…Et cela est beaucoup moins fatigant, beaucoup plus créatif, productif, réaliste et sain. Cela demande en revanche de la volonté, de l’engagement, un travail quotidien de présence à soi, et aussi la responsabilité et l’humilité d’accepter des prises de conscience parfois assez bouleversantes dans nos relations à autrui. Mais lorsque cela va dans le sens de sa propre libération, le mieux-être arrive toujours derrière, et avec  lui, le renouveau de la confiance en soi et de l’estime de soi.

 

Bibliographie :

René de Lassus : L’analyse Transactionnelle. Editions Marabout

Bernard Raquin : Sortir du Triangle Dramatique : Editions Jouvence

Victime Bourreau ou Sauveur, comment sortir du piège ? Christel Petitcolin. Poches Jouvence.

Vincent Lenhardt, Pierre Nicolas, Alain Cardon : Mieux vivre avec l’Analyse Transactionnelle. Editions Eyrolles

 

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