La normose (partie 1)

Article publié dans le numéro 7 du magazine Lavida

La normose (partie 1)

Bonjour Guillaume. Pour le présent numéro de LaVida, vous avez choisi de parler à nos lecteurs de la « normose ». Qu’est ce donc que ce concept de « normose » qui porte un nom a priori peu engageant ? On croirait entendre le nom d’une maladie chronique : ostéoporose, cirrhose, névrose, psychose…  Je suppose que le préfixe norm- a quelque chose à voir avec « normal », ou  « norme ». Cela semble un peu paradoxal de prime abord : une maladie de la normalité ? Alors on pourrait être malade du « normal » ou de la « norme » ?

Bonjour Christine. Oui, d’une certaine façon. Vous avez bien repéré le paradoxe apparent du mot. En effet, en première approximation, le pathologique, la maladie, sont en général définis comme un écart à la normale, c’est-à-dire à la majorité statistique. On est malade, c’est à dire dans un état anormal, OU en bonne santé, c’est-à-dire dans un état normal. Il est apparemment impossible d’être à la fois malade ET dans un état qualifié de normal. On peut résoudre ce paradoxe apparent  en considérant que la normose concerne la majorité d’entre nous et que donc c’est un « mal normal », un « malheur ordinaire », une forme de fatalité, c’est la vie, c’est comme ça. Une maladie qui n’en est pas une car nous vivons tous la même à un degré ou un autre.  Illustrons cela par une métaphore :. C’est un peu comme si tous les habitants de la terre avaient une migraine depuis plusieurs décennies ; ils ne se considéreraient pas malades et vivraient « naturellement » avec cette souffrance quotidienne non formalisée. Imaginons que chez l’un d’entre eux, la migraine venait à disparaitre brutalement. Il ne serait probablement pas considéré comme guéri. On le considérerait plutôt comme un « mutant anormal » ou un menteur selon la confiance qu’on lui accorderait et les moyens qu’on se donnerait pour explorer ce nouvel état. On se demanderait probablement ce que c’est que de ne plus avoir la migraine, sans pouvoir s’en faire ni une représentation ni une sensation juste. Sans moyen objectif montrant que le mutant a bel et bien une activité physiologique modifiée, une large majorité dirait probablement que cet être délire, se fait des films ou veut se faire mousser  en attirant l’attention sur lui. De son coté, le « mutant » verrait tous les autres enfermés dans l’ignorance et l’inconscience de leur migraine, et cette dernière serait désormais perçu par lui comme une maladie. Les autres lui sembleraient dans une « folie normale » à ne pas s’en rendre compte. Il aurait probablement envie de leur décrire cet état…. Mais le pauvre homme ! Il retrouverait certainement sa migraine à force de buter contre leur incompréhension et l’ignorance de leur propre mal !! 🙂

D’accord, je commence à comprendre la posture de pensée originale (a-normale 🙂 ), à laquelle invite ce concept. Donc si je résume et tire quelques conséquences de votre exemple, cela revient à dire que la très large majorité d’entre nous sommes normosés, que peu en ont conscience, qu’il existe possiblement quelques « mutants », et que leurs façons de voir le monde et ce qu’ils en disent peut apparaitre à la majorité des autres plus ou moins totalement incompréhensible, génial ou fou. Certains voudront « comprendre » ces mutants qui semblent leur parler d’une meilleure façon de vivre et d’être individuellement et collectivement, pour d’autre, cela sera du chinois sans intérêt et pour d’autre encore, ils pourraient même être perçu comme dangereux.

Oui, c’est ça. J’espère que votre attention à vouloir comprendre la normose ne va pas vous causer une migraine 🙂 ! Ceci dit, si une simple migraine était le coût pour comprendre tout ce que représente ce concept de normose, et  sortir de ce « mal invisible », ce ne serait pas cher payé !

Bien, maintenant que nous nous sommes bien réveillés le cerveau, pouvez-vous nous expliquer l’origine de ce concept et sa définition ?

Regardons le d’abord sur l’angle étymologique. Le mot est en effet composé du préfixe norm- qui signifie « conforme à une règle moyenne », et du suffixe -ose qui s’applique aux maladies chroniques (arthrose, cirrhose). Il rappelle les termes diagnostics de « normopathe » ou de « personnalité normotique » décrite par les psychanalystes Joyce McDougall et Christopher Bollas. Ce dernier décrit une personnalité chez laquelle « la subjectivité s’atténue jusqu’à finalement disparaitre en faveur d’un moi conçu comme un objet matériel parmi les autres produits humains ». Christophe Dejours, autre psychanalyste, rapproche la notion de « normopathie » de celle de « banalité du mal » développée par la philosophe Hannah Arendt à propos d’Adolf Eichmann… L’emploi des suffixes -pathe et -tique dans ces mots, donne à entendre par analogie avec les termes « psychopathe » et « psychotique », qu’un normopathe serait un psychopathe normal, un psychotique normal, termes à priori un peu antinomique à juxtaposer! (Cette définition pourrait s’illustrer par le personnage principal de la série TV américaine Dexter qui conjugue bien ces notions de psychopathie et de normalité).

Par rapport aux termes précédents, la référence aux maladies chroniques contenu dans le suffixe -ose du mot normose indique plutôt une notion d’usure, d’intoxication, de contamination, de corruption, par une « norme » ou une « normalité » chroniquement invalidante. « Normose » ne fait pas référence à une maladie de la « psyché » comme dans « psychose », ni à une maladie chronique des « nerfs » comme dans névrose, mais plutôt à une maladie chronique de la norme !

Le “normosé” serait donc porteur d’une « maladie de la norme », d’une « norme en souffrance », qui invaliderait ou entraverait un processus sain de construction identitaire et d’évolution personnelle. La normose nous renverrait donc au rapport que nous entretenons avec  la norme, le normal et la normalité, problématique qui nous touche tous à un niveau ou un autre. …

Si on s’appuie sur cette analyse étymologique, on peut déduire dés lors que, autant les personnalités normopathiques ne sont pas …heureusement… la norme, autant nous sommes tous atteints de normose de façon plus ou moins importante et plus ou moins consciente. Un simple exemple en est la société actuelle – profondément normosée elle même – qui se base essentiellement sur des normes d’appat-rance et de pare-être : « Je n’existe et n’ai ma place qu’en correspondant à cette normalité là qui constitue ma zone de confort ». Ceci est d’autant plus paradoxal que cette notion de normalité est subjective car perçue différemment selon chaque individu, la rébellion pouvant être tout autant une normalité pour certains que le conformisme l’est pour d’autres.

Si nous regardons maintenant les choses sur l’angle historique, même s’il n’a pas employé le mot de normose (à ma connaissance), c’est probablement le grand psychiatre et psychanalyste Carl Jung, qui a le premier posé l’idée clé de ce concept:

«  L’homme normal est la mesure idéale pour ceux qui échouent dans la vie, pour tous ceux qui sont encore au-dessous du niveau général d’adaptation; mais pour ceux qui ont des possibilités bien supérieures à l’homme moyen, l’idée, la pensée restrictive, d’être seulement normaux constitue une torture […], un ennui insupportable, un enfer sans espérance.  »

Dit autrement, le refuge de l’un dans « l’homme normal », son besoin de fusion/assimilation/identification/normalisation à cette norme, est l’enfer de l’autre dans son processus de différenciation /individuation/ singularisation/ «originalisation ».

Probablement l’un des premiers à avoir utiliser explicitement le néologisme de normose, est le psychologue Pierre Weil. Dans un article intitulé : « les anomalies de la normalité », il y décrivait ce qu’il y a d’anormal à faire partie de la majorité statistique, déclarée normale au seul motif qu’elle est précisément cette majorité. Son but était de soulever le voile d’aveuglement et d’aliénation dont beaucoup d’êtres humains sont victimes concernant leurs habitudes, leurs conditionnements, leurs valeurs etc.

Le terme de normose a par la suite été utilisé par divers auteurs qui lui ont donné des sens variés comme Jean-Yves Leloup. Plus récemment, c’est le psychiatre suisse Ferdinand Wulliemier qui a continué à développer ce concept et ses applications pratiques. Sa définition est la suivante :

La normose traduit un développement incomplet de l’être humain qui se manifeste par un ensemble de comportements, d’habitudes et d’attitudes repérables, associé à un sentiment de malaise ou « malheur ordinaire », le plus souvent marqué  par des activités compensatoires utilisées pour faire diversions. En conséquence, le malaise n’est pas reconnu comme problématique : il est généralement ignoré ou tout au plus considéré comme « normal ». La normose affecte, à des degrés divers, un large pourcentage de la population dans le monde.

Il précise que bien entendu, la normose ne figure pas dans les classifications officielles des maladies, mais que cependant, si l’on accepte sa définition, il n’est pas très rassurant de se voir correspondre à la normalité statistique de la population générale !

A la différence de Pierre Weil et de Jean Yves Leloup, qui parlent d’une seule forme de normose, les travaux de Ferdinand Wulliemier* l’ont conduit à en distinguer plusieurs types :

La normose standard NS, la plus commune, la normose aggravée NA et trois normoses partielles, la débutante NPD, la moyenne NPM, l’avancée NPA. Vous et moi Christine, ainsi que vos lecteurs sommes atteints de névrose partielle ! 🙂

Vous me voyez folle de joie de l’apprendre ! 🙂

🙂 Soyez rassurée, c’est déjà beaucoup mieux que d’être un NS qui ne se pose aucune question introspective et qui n’a pas encore atteint cette capacité par absence de motivation et de moyen.  De plus, il existe après la NPA une autre étape menant à un état libre de toute normose que F. Wulliemier  appelle l’état de « libération» (Bouddha par exemple). Il s’agit des fameux « mutants » dont nous parlions précédemment, libres de toute migraine, libres de toutes normes inconscientes entravant leur plénitude. Pour continuer à illustrer l’évolution à travers les stades de la normose avec notre métaphore de la migraine, nous pourrions dire que les personnes prises dans la NS ou la NA ont la migraine mais en sont inconscientes et sont ignorantes des moyens d’en sortir. Le mal est là, mais n’est pas conscientisé. Souvent suite à un accès aigu de migraine douloureuse, le NS est devenu un NPD. Il s’est éveillé à sa douleur, a pris conscience de sa migraine et commence à s’interroger sur sa condition. Il découvre qu’il souffre et qu’il souffrait précédemment sans le savoir en étant limité dans ses capacités et son autonomie.  Il est encore très ignorant pour savoir comment la réduire, mais il commence à évoluer. Quelques crises aigües, yoyos et cachets d’aspirine feront probablement partie du chemin pour grandir en expérience et tirer bénéfice de l’atténuation progressive de la douleur et de la découverte d’un nouvel état d’être, sans migraine et conscient d’en être libéré. C’est le passage, par la NPM via la NPA vers la « libération ». L’apprentissage et l’expérience des plus avancés ou des « mutants » l’aideront éventuellement dans ce processus de traversée.

De façon plus concrète, la libération des programmations normatives qui entravent l’évolution et l’émergence de toute notre potentialité d’être, d’unicité, d’originalité et de créativité, est un long et difficile chemin. Se libérer de notre normose est d’autant plus difficile que nous vivons dans une société elle-même extrêmement normosée, que ce soit dans les médias, les entreprises, les institutions, la politique … Cela demande beaucoup d’engagement, de patience et de détermination. Mais c’est le prix à payer pour conquérir son autorité (être l’auteur) intérieure et devenir pleinement SOI-MÊME. L’évolution est un fait. L’homme peut en devenir un acteur conscient, personnellement et collectivement, en en découvrant les lois et les processus et donc l’accélérer. Il peut aussi la ralentir ou l’entraver en restant enfermé dans sa normose standard ou aggravé, et rester cet « homme normal », fantôme de lui-même, vivant une pseudo vie… normale, dans la norme du mal.

Arrivé à ce point chère Christine, vous pourriez être tenté de réagir en vous disant : « Mais qu’est ce qu’il ya d’anormal à être normal comme Monsieur et Madame Tout-le-monde ? ». En quoi le fait de nous montrer ordinaires ou conventionnels, conformes à un certain type, devrait être considéré comme pathologique ? Pourquoi s’acharne t’on depuis toujours à fustiger la majorité de la race humaine, comme l’on fait depuis l’Antiquité les prophètes, les philosophes, les moralistes, les psys…

Je pourrais… normalement 🙂

L’explication vient probablement du fait qu’étant plus ou moins dégagés de leur propre normose, voire des « mutants » totalement libérés, ils ont tous compris à leur façon que la majorité des êtres humains de leur époque n’avaient pas atteint l’idéal de ce qu’ils pourraient être. Ils ont estimé de leur devoir de le faire savoir et d’inciter leurs concitoyens à évoluer, et pour cela les exhorter à transcender les phases biologiques et psychologiques de leur développement pour aborder pleinement le champ spirituel et existentiel. Ma démarche personnelle et professionnelle s’inscrit dans cette continuité, animé par le désir et la motivation de faire découvrir à vos lecteurs ce concept de normose qui nous interpelle sur les dimensions profondes et supérieures de nos vies, ainsi que sur nos repères de sécurité dans un monde ou d’autres concepts comme normalisation, mondialisation, globalisation, généralisation, homogénéisation, standardisation, rationalisation, programmation… clonage… sont devenus si… normaux.  C’est un sujet complexe mais passionnant que je vous propose de découvrir plus avant dans le prochain numéro. Il y sera question de décrire les éléments clés permettant d’identifier les différents types de normose décrits pas Ferdinand Wulliemier.

*La définition et l’approche de F. Wulliemier englobe les précédentes tout en les nuançant et les complétant. Cela permet d’envisager des applications pratiques très intéressantes pour la vie personnelle, familiale et professionnelle. Pour cette raison, nous conserverons pour la suite de notre entretien sa définition et sa terminologie.

2 réponses

  1. Boyot Caroline dit :

    😉

  1. 19 octobre 2019

    […] de ceux qui y vivent, en particulier les plus vulnérables. Mais les troubles psychiques humains (normose) se répercutent aussi sur l’environnement […]

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